Madame Bâ raconte l’Afrique

L’académicien français et Prix Goncourt 1988 Erik Orsenna donne sa voix à une femme africaine. Truculent à souhait.

Publié le 8 juillet 2003 Lecture : 3 minutes.

Un mètre soixante-dix-neuf, quatre-vingt-quatorze kilos après son huitième (et dernier) accouchement, Marguerite Bâ, née Dyumasi, voit le jour le 10 août 1947 à Médine, sur la rive malienne du fleuve Sénégal. Son père, Ousmane, est forgeron et sous-directeur des chutes d’eau. Sa mère, Mariama, est « traditionniste », c’est-à-dire « savante de toutes les choses du passé ». Marguerite Bâ elle-même est institutrice.
Un beau jour, elle demande un visa de court séjour auprès des services consulaires de l’ambassade de France au Mali pour aller récupérer Michel, dit « la Colle » (le ballon lui colle au pied), son petit-fils parti jouer en France et perdu de vue depuis plusieurs années. Rejet. Elle décide alors d’écrire, ni plus ni moins, au président de la République française pour lui dire qui elle est, en utilisant comme base le questionnaire du formulaire de demande de visa (n° 13-0021) du Quai d’Orsay.
Mais, même avec le concours de son avocat, Me Benoît, des barreaux de Paris et de Bamako, madame Bâ refuse de se laisser enfermer dans un cadre rigide. Elle décide de n’en faire qu’à sa tête. Et comme elle ne semble connaître de la ponctuation que la seule virgule, elle déborde. De partout.
Ainsi, au lieu d’indiquer, comme il est d’usage, ses nom, prénoms et lieu de naissance sur le fameux formulaire, elle raconte. Les heures merveilleuses passées, enfant, au bord du fleuve, l’affection dont l’entourait le vieux Ousmane, l’apprentissage des oiseaux. À la rubrique « nationalité », elle fait une tirade sur les humiliations subies à l’époque coloniale et un exposé sur la lutte pour l’accession du Mali à la souveraineté internationale.
Question après question, madame Bâ donne libre court à son imagination, puisant dans son expérience personnelle et dans l’histoire – ancienne et récente – de son pays et de l’Afrique pour interpeller, porter l’estocade. Situation de famille ? lui demande l’administration. Elle narre l’histoire de sa passion (douloureuse) pour son mari (un Peul), homme du rail, conducteur du légendaire Niger-Océan. Puis elle parle de ses enfants et de cette « étrange maladie de la boussole » dont ils semblent atteints.
Cette magicienne du verbe sait mieux que quiconque restituer l’Afrique contemporaine avec toutes ses nuances, ses rêves brisés, ses absurdités, ses violences, ses camarillas, tout comme ses fabuleuses richesses, surtout humaines, ses extraordinaires liens de solidarité qui suppléent l’incurie des pouvoirs publics. Tout cela est raconté avec truculence, humour et drôlerie. Et avec une telle faconde que le pauvre formulaire 13-0021 s’en est vite retrouvé submergé.
À l’arrivée, la palabre accouche de Madame Bâ, près d’un demi-millier de pages, septième roman d’Erik Orsenna (de son vrai nom Erik Arnoult), 56 ans comme son héroïne, académicien français, Prix Roger-Nimier 1978 pour La Vie comme à Lausanne, et lauréat du Goncourt en 1988 pour L’Exposition coloniale. « Nègre » de François Mitterrand (il est l’auteur du fameux discours de La Baule qui a donné des sueurs froides à quelques prétoriens sur le continent ), ce conseiller d’État « en disponibilité depuis juillet 2000 » est un vrai passionné de l’Afrique. « J’y vais depuis quarante ans. J’ai l’impression que là-bas, je m’agrandis. Il n’y a pas de rupture entre les vivants et les morts, pas de rupture entre la nature et les humains, entre le rire et les pleurs. En Europe, j’ai l’impression d’être découpé, morcelé. En Afrique, j’ai l’impression de me réunir. »
Erik Orsenna porte en lui l’idée de ce roman depuis de longues années. Dans cette perspective, il a accumulé des notes, séjourné à plusieurs reprises au Mali. Il s’est documenté sur les Maliens, particulièrement les Soninkés, mais aussi – il n’est pas fonctionnaire pour rien – sur les problèmes d’émigration d’Afrique vers la France. Le résultat est un long portrait d’une femme africaine, « plus femme que les autres femmes, car elle doit mener plusieurs batailles à la fois », un roman original, dans le choix du sujet tout comme dans la construction, et qui en étonnera plus d’un.

Madame Bâ, d’Erik Orsenna, Fayard/Stock, 490 pp., 22 euros.

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