Les barques de la mort

Plus de trois mille Africains et Moyen-Orientaux ont gagné clandestinement l’Italie, par la mer, depuis le début du mois. Plusieurs centaines d’autres ont péri pendant la traversée. Pourquoi une telle hécatombe ?

Publié le 7 juillet 2003 Lecture : 6 minutes.

Le 19 juin, une embarcation de fortune transportant quelque 250 immigrés clandestins en provenance de plusieurs pays africains quitte la plage de Zouara, sur la côte libyenne. Cap sur l’île de Lampedusa, territoire italien situé entre la Tunisie, la Sicile et Malte. Après quelques heures d’une difficile navigation, le bateau, vétuste et surchargé, fait naufrage à 60 milles marins au sud-est de Sfax. Alertée par le capitaine d’un bateau de pêche croisant dans les parages, la marine tunisienne entreprend aussitôt des recherches. Un patrouilleur, quatre chalutiers et deux remorqueurs appartenant à une compagnie pétrolière travaillant sur une plate-forme offshore y prennent part. Bilan : 49 rescapés et plus de 180 disparus. Seuls une quinzaine de cadavres ont pu être repêchés.
Le 14 juin, une autre embarcation partie elle aussi de Libye avec à son bord 70 personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne avait coulé au sud de Lampedusa, faisant 7 morts et plus de 60 disparus. Les gardes-côtes italiens n’ont repêché que trois rescapés. La saison des « barques de la mort » ne fait pourtant que commencer…
Depuis le début de ce mois, plus de 3 000 immigrés clandestins ont débarqué en Italie. La majorité est originaire du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, mais on recense dans leurs rangs un nombre non négligeable de Pakistanais et d’Irakiens. Le centre d’accueil de Lampedusa, dont la capacité ne dépasse guère 190 places, en héberge actuellement plus de 400. Le 18 juin, l’Italie a ouvertement mis en cause la Libye, qui, de fait, est en passe de devenir le point de départ privilégié des clandestins. Mouammar Kadhafi a, de son côté, averti les dirigeants européens que l’immigration africaine ne cesserait pas tant qu’un effort substantiel n’aura pas été fait pour soulager la misère du continent noir.
Comme pour anticiper ces événements douloureux, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH) a organisé du 30 mai au 1er juin, à Tunis, un colloque sur le thème « Nouvelles migrations et nouveaux enjeux en Méditerranée ». Le phénomène de l’émigration y a été étudié sous tous ses aspects : humain, sociologique, sécuritaire, juridique et géopolitique.
Driss el-Yazami, secrétaire général de Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), a fait remarquer que l’Europe a été, jusqu’en 1945, une terre d’émigration, à l’exception de trois pays marqués par une vieille tradition d’immigration : l’Allemagne, la Suisse et la France. Entre 1950 et 1975, le nombre d’étrangers en Europe occidentale est passé de 5 millions à 15 millions de personnes. Les immigrés, en provenance des pays anciennement colonisés, ont pris une part importante à la reconstruction des infrastructures détruites pendant la Seconde Guerre mondiale et à l’expansion économique des trente glorieuses.
C’est à partir de 1973 que les pays européens, confrontés pour la première fois à un chômage massif, ont commencé à mettre en place des politiques de contrôle et de restriction des flux migratoires. « Alors que la migration illégale était jusque-là tolérée, les conditions d’entrée, de séjour et d’accès au travail de certaines catégories (les femmes, notamment) ont été réformées dans un sens restrictif », explique Yazami. La chasse aux « immigrés clandestins » et aux « faux réfugiés » a commencé à s’organiser.
Ali Labib, de la Faculté des lettres de La Manouba (Tunisie), a pour sa part énuméré les mesures prises par les Européens pour tenter d’arrêter l’immigration des extracommunautaires : durcissement des conditions d’attribution des visas, sanctions contre les transporteurs, renforcement des contrôles aux frontières extérieures, limitations du droit d’asile, etc. L’efficacité de ces mesures, qui contreviennent à certains textes du droit international, notamment la Convention de Genève relative aux réfugiés, est loin d’être prouvée : si elles sont contraignantes pour les touristes, les chercheurs et les demandeurs d’asile, elles ont été impuissantes à endiguer, et même à ralentir, le flux les migrations économiques. Bien au contraire, on assiste, depuis une trentaine d’années, à une « normalisation de l’illégalité ». Car les immigrés clandestins contribuent, par leur force de travail très bon marché, à la sauvegarde de secteurs entiers de l’économie européenne, y compris dans les pays qui font preuve de fermeté vis-à-vis de l’immigration clandestine.
Au-delà du rejet officiel, les raisons économiques qui incitent à faire appel à la main-d’oeuvre étrangère sont en effet nombreuses. En outre, la multiplication des dispositifs juridiques et de contrôle oblige les candidats à l’émigration à s’en remettre à des réseaux plus ou moins clandestins, qui les aident à passer à travers les mailles du filet moyennant une rétribution souvent très élevée. Loin de dissuader les candidats à l’émigration, la multiplication des contrôles a créé un nouveau marché géré par des réseaux mafieux de mieux en mieux organisés et impliqués dans d’autres activités criminelles comme le trafic d’armes, de stupéfiants et de faux-papiers, la prostitution forcée, la traite des femmes et des enfants…
Autre évolution observée ces dernières années : avec le durcissement des conditions d’accès à l’Europe de l’Ouest, les pays dits « de transit » comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, la Jordanie ou la Turquie se sont peu à peu transformés en pays d’immigration « par défaut ». Aujourd’hui, 54 % des migrants résident dans un pays du Sud.
Par ailleurs, l’explosion du nombre de réfugiés en provenance notamment d’Asie (Palestine, Kurdistan, Afghanistan) et d’Afrique (Grands Lacs, Corne de l’Afrique) alimente les flux migratoires Est-Ouest et Sud-Nord. En 1951, 2,1 millions de réfugiés avaient trouvé asile en Europe et aux États-Unis. Cinquante ans plus tard, ce nombre a été multiplié par dix. Yazami relativise cependant le phénomène : le nombre des migrants, réfugiés inclus, est actuellement compris entre 130 millions et 170 millions, soit entre 2 % et 2,5 % de la population mondiale. Ces mouvements de population n’en posent pas moins un problème réel, par les crises qu’ils provoquent dans les pays d’accueil. D’ailleurs, même certains pays du Sud commencent à se doter d’un arsenal législatif contre l’immigration clandestine. C’est le cas par exemple du Maroc, où, le 5 février, un projet de loi en ce sens a été présenté au Parlement.
Selon Abdelkérim Belguendouz, de l’université de Rabat, ce projet comporte certaines dispositions attentatoires aux droits et aux libertés. Certaines sanctionnent lourdement, y compris par des peines de prison, les immigrés entrés irrégulièrement au Maroc et toute personne, étrangère ou marocaine, tentant d’émigrer « clandestinement ». D’autres prévoient la possibilité de refuser l’entrée d’un étranger dans le royaume ou la délivrance d’un titre de séjour. « Si le visa reste de rigueur entre Algériens et Marocains, comment demander aux Européens de réviser ce procédé de contrôle inutile et humiliant ? » ironise le chercheur.
Le Français Olivier Pliez, chercheur au CNRS, estime que la Libye est devenue « une antichambre de l’émigration africaine vers l’Europe ». L’embargo onusien imposé à ce pays entre 1992 et 1999 a entraîné la dévaluation de sa monnaie et le glissement de pans entiers de son économie vers le secteur informel. Ajoutées à la politique panafricaine de Kadhafi, ces évolutions ont changé le visage de l’immigration en Libye. Le nombre des immigrés arabes a considérablement diminué au cours des quinze dernières années, alors que celui des Africains subsahariens est passé de 60 000 en 1995 à 1,5 million en 2000, selon les chiffres officiels (la population libyenne est d’environ 6 millions d’habitants).
Pour répondre aux besoins de ces immigrés, une sorte d’« économie de transit » a vu le jour. Les villes de Koufra et de Sebha, aux confins du Sahara, sont aujourd’hui les plaques tournantes de l’émigration africaine vers l’Europe et du commerce informel interafricain.
La coopération sécuritaire entre pays concernés ne donne que de médiocres résultats. D’autant que les réseaux de passeurs qui sévissaient jadis en Europe de l’Est commencent à s’implanter dans la région. « Contrôlés par les mafias turques, ces réseaux apportent aux passeurs locaux le savoir-faire qui leur faisait défaut », estime Taoufik Bourguiba, de l’université du Centre (Tunisie). Salvatore Palidda (Gênes) va plus loin en dénonçant « les accords tacites passés entre les services secrets italiens et certaines mafias, en vue d’arrêter les flux d’émigration clandestine en contre-partie d’une plus grande tolérance vis-à-vis des trafiquants de drogue. Cela s’est traduit par une intensification de l’émigration clandestine à partir de la Tunisie et de la Libye. »

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