La chute de Beria

Publié le 7 juillet 2003 Lecture : 4 minutes.

Jamais, depuis la mort de Staline, quatre mois plus tôt, la Pravda n’avait connu pareil tirage. Ce 10 juillet 1953, elle annonçait dans un éditorial l’arrestation d’un « ennemi du peuple », ce qui pouvait paraître banal. Mais ledit ennemi ne l’était pas : Lavrenti Pavlovitch Beria, vice-président du Conseil des ministres et tout-puissant – croyait-on – ministre de l’Intérieur et de la Police.
Lors d’une session plénière, tenue du 2 au 7 juillet, rapportait le journal, le Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) avait entendu et discuté un rapport du président du Conseil, Georgi Malenkov, sur les « activités criminelles de Beria contre le Parti et contre l’État : lesquelles visaient à saper l’État soviétique dans l’intérêt du capitalisme étranger ». Comme « ennemi du Parti communiste et du peuple soviétique », Beria avait donc été radié du Comité central du PCUS, expulsé du Parti et privé de ses postes ministériels, tandis que son cas était soumis à la Cour suprême.
Dans ce récit, en réalité, l’essentiel ne figurait pas, comme on le verra plus loin, sauf l’événement lui-même, aussi sensationnel qu’inattendu : la chute de celui en qui beaucoup avaient cru voir, un moment, le successeur de Staline.
Pour un chef de la police soviétique, il est vrai, la mésaventure – pour user de litote – ne constituait pas tout à fait une nouveauté. Des cinq prédécesseurs de Beria, seul le premier, le noble polonais Feliks Dzerjinski, fondateur de la Tcheka, était mort dans son lit, en 1926. Son successeur, Vyacheslav Menjinski, sera assassiné en 1934 dans des circonstances restées mystérieuses (le meurtre étant officiellement attribué à des « conspirateurs droitiers et trotskistes »). Vint Genrik Yagoda, premier artisan des grands procès de Moscou qui décimèrent la vieille garde léniniste mais qu’il ne put totalement mener à bien. En juillet 1936, il fut remplacé par Nikolaï Yejov, avant de tomber victime de la troisième vague de procès en mars 1938. Bientôt, Yejov lui-même, qui avait donné son nom à la « Grande Terreur », la yejovtchina, allait être interné dans un asile psychiatrique. Alors arriva Lavrenti Beria, géorgien comme Staline et qui commanderait, durant quinze ans, un appareil de sécurité de 1 300 000 hommes (le double de ses prédécesseurs), avec une milice de 300 000 hommes et le contrôle de tous les camps de travail forcé.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le bruit ait couru, dans les derniers mois de la vie de Staline, qu’on voulait impliquer Beria dans le pseudo-complot des « assassins en blouse blanche », ces médecins (juifs pour la plupart) accusés d’avoir voulu tuer le dictateur.
La mort du « Père des peuples » mit un terme à la rumeur, permettant même à Beria de jouer au champion d’une mini-déstalinisation avant la lettre. Il entrouvre les portes du goulag, fait relâcher de nombreux prisonniers, innocente et libère les médecins, etc. Ce faisant, il inquiète plus qu’il ne rassure ses collègues de la direction, qui se demandent où il veut en venir.
« Si nous ne nous occupons pas de lui, c’est lui qui s’occupera de nous », commente Nikita Khrouchtchev, nouveau chef du Parti.
Ils vont s’en occuper. Le 26 juin 1953, à l’initiative de Nikita Sergueïevitch, se réunit le Praesidium du Conseil des ministres, car une réunion du Parti eût éveillé les soupçons de Beria.
Celui-ci, comme à son habitude, arrive en retard, vêtu légèrement, sans cravate et muni seulement d’un attaché-case. Une quinzaine de ses gardes ont pris place dans un salon de réception. Ouvrant la séance, vers midi, Malenkov commence à s’en prendre à Beria, vite relayé par un Khrouchtchev particulièrement agressif, accusant le chef de la police d’avoir jadis travaillé pour l’Intelligence Service et d’avoir voulu, depuis la mort de Staline, « saper le socialisme ».
Pris au dépourvu, Beria semble d’abord ne pas comprendre ce qui se passe : « Qu’est-ce qui te prend ? » demande-t-il à Khrouchtchev. Mais déjà Malenkov a pressé un bouton et les militaires, qui s’étaient massés dans la pièce à côté, font irruption dans la salle. Ils sont conduits par le maréchal Joukov en personne, avec Kirill Moskalenko, chef de la défense aérienne. « En tant que président du Conseil des ministres, dit Malenkov, je vous requiers de placer Beria en détention pendant l’examen des charges portées contre lui. » « Haut les mains ! » crie Joukov. Et comme Beria tend la main vers son attaché-case, Khrouchtchev, craignant qu’il ne s’y trouve une arme, lui prend le bras. Les militaires se saisissent de Beria, lui enlèvent sa ceinture et arrachent les boutons de son pantalon pour entraver ses mouvements. Gardé au secret durant quelques heures, le temps de neutraliser ses gardes, il est alors poussé par Moskalenko dans une voiture, recouvert d’un tapis, puis enfermé dans un bunker souterrain de la défense aérienne.
L’épilogue interviendra six mois plus tard. Le 23 décembre, officiellement à l’issue d’un procès à huis clos, Beria et six de ses adjoints sont condamnés à mort pour haute trahison et fusillés séance tenante. Ses vainqueurs pourront réveillonner en paix…

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