Mali : et si le manque de routes tuait davantage que la guerre ?
Bouchons, dégradations, travaux aléatoires… La faiblesse des infrastructures routières dans le pays conduit à des situations de détresse sociale dont les autorités feraient bien de se préoccuper.
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Modibo Seydou Sidibé
Professeur d’économie à la Duke University (États-Unis)
Publié le 19 novembre 2021 Lecture : 5 minutes.
Il s’appelle Arouna Bengaly. Il est l’archétype de tout ce qu’une nation devrait valoriser chez l’un de ses enfants. Malgré son faible niveau d’instruction et ses origines modestes, à force de travail, il est aujourd’hui l’un des meilleurs menuisiers aluminium de la capitale, Bamako. Dans son petit atelier du quartier de l’Hippodrome, il emploie une dizaine d’apprentis qui fabriquent portes, fenêtres, armoires… Les besoins de transport l’ont récemment poussé à acquérir une camionnette de livraison, utilisée par tout le voisinage pour divers besoins. Mais aujourd’hui, Bengaly, le jeune homme serviable et souriant, est en colère.
Une si longue liste de griefs
Comme pour beaucoup de jeunes travaillant à Bamako, la célébration de Maouloud a été l’occasion pour Bengaly de retourner auprès de sa famille restée à la campagne, en parcourant les 360 kilomètres qui séparent Bamako de Sikasso, le chef-lieu de la grande région qui longe les frontières ivoirienne et burkinabè. Ce trajet, d’ordinaire sans embûche, est aujourd’hui rendu délicat par de nouvelles pratiques – le rançonnage autour de certains villages et l’implantation de groupes armés jihadistes dans la région.
À Sikasso, la fête est rapidement endeuillée : une cousine de la famille, enceinte de presque huit mois, a été mordue par un serpent dans un village voisin et n’est arrivée à l’hôpital régional qu’après plusieurs heures de calvaire. Réalisant qu’il est trop tard pour la mère, les médecins pratiqueront une césarienne pour sauver le bébé, qui décèdera tout de même.
À quoi servent tous les docteurs si on ne peut arriver à temps à l’hôpital ?
Le retour vers Bamako est marqué par un énorme bouchon à l’entrée de la ville – une impressionnante escorte militaire a été chargée de protéger des engins miniers arrivés de Côte d’Ivoire et se dirigeant vers la région de Kayes. De retour à l’atelier, une cigarette à la main, Bengaly fulmine de colère. À quoi servent tous les docteurs si l’on ne peut arriver à temps à l’hôpital après une morsure de serpent ? Pourquoi toutes les routes nationales du pays doivent-elles passer par Bamako ? Pourquoi les autorités ne construisent-elles pas des routes pour relier les quartiers périphériques de Bamako entre eux et ainsi désengorger le centre ? Pourquoi les entreprises qui construisent des routes ne sont-elles pas inquiétées quand leurs ouvrages sont dégradés avant même leur inauguration ? Pire encore, pourquoi se voient-elles confier de nouveaux chantiers ? La liste des griefs est longue.
Bengaly est en colère et pourtant, à bien des égards, il sait qu’il est un privilégié. Originaire du poumon économique du Mali, il n’a pas été poussé à bout par les dérives d’un système qui n’offre aucune autre perspective aux enfants des régions du centre et du nord du Mali que celle des armes.
Barricades de fortune
La riche actualité malienne (discours aux Nations unies, expulsions de diplomates ou arrestations de « parlementaires ») ne saurait occulter le fait que le citoyen malien est dépourvu de presque tout – et dans ce tableau, le manque d’infrastructures routières est particulièrement accablant.
À Bamako, le traditionnel balai des minibus de transport, taxis, véhicules personnels et motocycles à deux ou trois roues, s’est enrichi récemment de motos-taxis. Les piétons, incapables de traverser les voies et excédés par la confusion générale, supplient les automobilistes à coups de « Allah-Kama » (Pour la grâce de Dieu !), une formule généralement associée aux mendiants. Les minibus ont même délaissé les routes goudronnées pour s’aventurer sur des ruelles, au cœur des habitations !
Les automobilistes désespérés se créent des déviations au cœur d’un des quartiers les plus insalubres de la capitale
Conscients du danger pour les enfants, les populations du quartier de Missira ont bloqué toutes les artères avec des barricades de fortune. Des mesures de circulation alternée ont bien été adoptées dans les zones les plus congestionnées, mais sans grand succès. À Bougouba, l’unique voie qui mène au troisième pont lorsque les mesures de circulation alternée sont en vigueur, est en travaux depuis plusieurs mois. La voie est fermée depuis une semaine pour la réfection d’une centaine de mètres de goudron. Les automobilistes désespérés se créent des déviations au cœur d’un des quartiers les plus insalubres de la capitale. Un calvaire d’autant plus insupportable que la route reste fermée en prévision de travaux qui n’ont pas lieu depuis une semaine.
Du moins, à Bamako, y a-t-il encore des routes. Dans le reste du pays, des villages entiers sont livrés à eux-mêmes – le Nord est communément appelé le « pays sans route ». Dans les campagnes où l’agriculture et l’élevage sont les seules activités, le manque d’infrastructures routières augmente le coût des biens de consommation, et conduit à une isolation sanitaire qui tue probablement plus que la guerre. Lorsque les routes existent, elles ne sont praticables que de jour à cause des problèmes de sécurité, créant un plus grand engorgement.
Contrat social rompu
La relation entre l’État et les citoyens est régie par un contrat implicite, où les citoyens paient taxes et impôts en contrepartie de services publics. Ce contrat social est rompu. La transition malienne, qui s’est donnée pour mission l’amélioration de la sécurité sur le territoire ne peut réussir qu’à la condition de changer en profondeur les pratiques des agents de l’État. On ne peut qu’encourager les autorités maliennes à dépasser la rhétorique du changement pour proposer des actions concrètes pour rebâtir le Mali.
Par exemple, un programme de grands travaux, qui créerait de nouvelles infrastructures routières reliant le sud-ouest du pays (Kayes) au nord-est (Gao) et le sud-est (Sikasso) au nord-ouest (Tombouctou), relancerait l’activité économique en augmentant l’offre de travail dans la plupart des régions du Mali. Ensuite, une vingtaine de communes pourraient être connectées au réseau autoroutier chaque année, et les localités affectées par le conflit armé pourraient bénéficier d’infrastructures de bases (écoles, centre de santé, marché, adduction d’eau potable…) et de logements sociaux afin de faciliter le retour des déplacés.
Le jour où tous les Bengaly du pays prendront les armes, nul n’osera plus parier sur l’avenir du Mali
Enfin, un programme pilote, qui viabiliserait un quartier de la capitale chaque année poserait les jalons d’un nouveau contrat social. Des travaux récents en économie ont montré que lorsque l’État se met à bâtir, il y a des effets d’entraînement assez significatifs : les temps de transport diminuent, la productivité des ménages et la rentabilité des entreprises augmentent. Contrairement au mythe populaire, ce ne sont pas les problématiques de financement qui limitent ces programmes, mais plutôt la volonté politique.
Cet ambitieux programme de travail pendant la transition établirait une norme pour les futurs régimes, et peut-être offrira l’indispensable stabilité institutionnelle dont le pays a besoin pour sécuriser la paix et ouvrir les perspectives d’une croissance inclusive et durable. À défaut, on prend le risque de voir un jour tous les Bengaly du pays prendre les armes. Et à ce moment-là, nul n’osera plus parier sur l’avenir du Mali.
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