Comment on fabrique un « héros américain »

Publié le 7 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Doha, Qatar, mercredi 2 avril. Les journalistes qui se pressent dans le centre de presse du Centcom, le Commandement central des forces américano-britanniques dans le Golfe, sont mal réveillés. Dès l’aube, ils ont été tirés du lit par un appel téléphonique les invitant à une conférence de presse improvisée. Mais ils sont surtout intrigués. Que signifie cette convocation matinale ? Depuis le début des opérations militaires en Irak, l’état-major ne distille les informations qu’au compte-gouttes. L’affaire est-elle si importante ?
Le général de brigade Vincent Brooks, porte- parole du Centcom, fait son entrée. Tout le monde l’aime bien, le général Brooks, même s’il s’exprime en public dans une langue de l’espèce la plus boisée. Comment lui en vouloir ? Il paraît si jeune, si sympathique… Et puis, c’est un Black. Le symbole de la mission émancipatrice de l’Amérique, au Moyen-Orient et ailleurs.
Les caméras ronronnent, les flashes crépitent. « Les forces coalisées, explique Brooks, ont mené à bien une mission de sauvetage d’un prisonnier de guerre, un soldat de l’US Army détenu à Nassiriya, au sud de Bagdad. Nos hommes ont regagné sans encombre une zone contrôlée par la coalition. » Ce prisonnier, c’est le 1re classe Jessica Lynch, 19 ans, de la 507e compagnie de maintenance, basée à Fort Blix, Texas.

Le lendemain, lors du point de presse quotidien du Centcom, Brooks s’abstient d’évoquer la question, mais Tom Mintier, de CNN, lève la main : « Vous n’avez pas fait mention du sauvetage de Jessica Lynch. Or nous croyons savoir que l’opération a été filmée par une équipe de cameramen de l’armée. Pourrions-nous voir cette vidéo ? » Le général attendait l’occasion. Certains sont même convaincus qu’il s’était préalablement mis d’accord avec la direction de la chaîne. En tout cas, sa réponse est prête : « Le soldat Lynch a été repéré à l’hôpital de Nassiriya. Un commando des forces spéciales, la task force 20, a été chargé de le récupérer. Arrivé à proximité de l’objectif, il a essuyé des tirs, mais est néanmoins parvenu à pénétrer à l’intérieur du bâtiment et à en ressortir. La prisonnière est aujourd’hui saine et sauve. Nos hommes ont agi conformément à leur credo : on n’abandonne jamais un camarade tombé au combat ; on ne laisse jamais son pays dans l’embarras. D’autres questions ? »

la suite après cette publicité

« L’opération a été parfaitement mise en scène, commente Daphne Eviatar dans l’hebdomadaire américain The Nation. Dans les heures qui ont suivi, ces quelques faits ont été démesurément gonflés pour fournir le récit d’un « raid audacieux en territoire hostile ». » Sur CNN, les images de l’évacuation de Lynch sur un brancard et son transbordement à bord d’un hélicoptère Blackhawk passent et repassent en boucle. Techniquement, elles sont de médiocre qualité, mais elles y gagnent une aura d’authenticité. Des quotidiens aussi sérieux que le Los Angeles Times ou le New York Times s’y laissent prendre. Leurs premiers « reportages » évoquent complaisamment le déluge de feu qui s’est abattu sur les hommes des forces spéciales à leur arrivée devant l’hôpital de Nassiriya. Le Washington Post va plus loin. Citant des « responsables souhaitant garder l’anonymat », ses reporters sur le terrain racontent comment, tombé dans une embuscade avec son détachement, le soldat Lynch, tel un Rambo femelle, s’est battu pied à pied contre un ennemi supérieur en nombre, abattant plusieurs séides du dictateur, avant d’être contraint de se rendre, faute de muni
tions. Fox News, la chaîne ultraconservatrice de Rupert Murdoch, célèbre jusqu’à la nausée cette nouvelle « héroïne américaine ». La blonde jeune femme a, il est vrai, tout pour plaire : d’origine modeste, n’a-t-elle pas dû s’engager dans l’armée pour payer ses études ? On est prié de sortir les Kleenex.

Coup sur coup, deux enquêtes, l’une de la BBC, l’autre du Washington Post, dont les yeux se sont enfin décillés, vont révéler l’ampleur de la supercherie. La seule information exacte dans ce délire patriotique est que Lynch a été grièvement blessée, puis détenue pendant neuf jours à l’hôpital Saddam-Hussein de Nassiriya, qui servait aussi de siège aux milices du parti Baas. Physiquement et psychologiquement, elle est encore loin d’être rétablie aujourd’hui. Pour le reste, tout est faux. Voici la vérité telle que les médias américains, pas franchement ravis d’avoir été si ingénieusement menés en bateau, ont fini par la reconstituer.
Le 23 mars, à l’aube, une colonne de plusieurs milliers de véhicules américains progressent difficilement vers Bagdad. Ceux de la 507e compagnie s’égarent dans les faubourgs de Nassiriya, où, vers 7 heures, ils tombent dans une embuscade. Mouvement de panique et gros carambolage. La Jeep où Lynch a pris place percute de plein fouet un camion. Ses trois camarades sont tués sur le coup. Huit autres Américains périssent dans l’engagement. Victimes de plusieurs fractures, notamment à la colonne vertébrale, la jeune femme, qui n’a naturellement pas tiré le moindre coup de feu, est capturée par les Irakiens et évacuée, inconsciente, vers l’hôpital Saddam-Hussein.

Quatre jours plus tard, le Pentagone est informé de la situation par un avocat irakien nommé Mohamed Odeh Rehaief et décide de monter une vaste opération pour sauver le soldat Lynch. Le 1er avril, appuyés par des unités de marines et de rangers, mais aussi par des avions d’attaque au sol AC-130, les Blackhawk des forces spéciales se posent à proximité de la cible. Pour faire diversion, une attaque de blindés est simultanément lancée sur Nassiriya. Le commando progresse vers l’hôpital sans rencontrer la moindre résistance. Nul « déluge de feu », et pour cause : les miliciens baasistes ont pris la fuite vingt-quatre heures auparavant ! Seuls une poignée de médecins, d’infirmières et de blessés se trouvent encore sur place. Les soldats américains évacuent la jeune femme, puis découvrent les corps sans vie de neuf de ses camarades. Quelques heures plus tard, ils prennent définitivement le contrôle de la zone. Fin de l’histoire.
Aujourd’hui réfugié aux États-Unis, l’avocat Mohamed Odeh Rehaief a touché le jackpot : il a reçu d’un éditeur un confortable à-valoir pour la rédaction d’un livre et collabore à la réalisation d’un film pour CBS. Quant à l’infortunée Jessica Lynch, clouée sur son lit de douleur, elle est l’objet d’un culte naissant. Les admirateurs se pressent devant le domicile de ses parents, dans la petite ville de Palestine, en Géorgie occidentale – ça ne s’invente pas ! Très opportunément, elle souffre d’amnésie et ne risque pas de démentir les pieux mensonges de ses supérieurs.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires