Ce que dit la Palestine d’en bas

Comme dans les autres pays du Moyen-Orient, un gouffre sépare le peuple et la classe dirigeante, dont le souci principal est de préserver ses privilèges. Un vétéran de la presse locale livre son expérience.

Publié le 7 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Dans les semaines qui ont suivi la publication de la « feuille de route », le plan de paix international pour le Moyen-Orient, j’ai reçu de nombreux appels d’analystes et de journalistes. Tous cherchent à comprendre ce que le peuple palestinien pense vraiment des dernières tentatives de Washington pour ramener le calme dans la région, et tous sont sidérés quand je leur décris la profondeur de la haine et de la méfiance qu’il éprouve à l’égard de l’administration Bush en général et de la feuille de route en particulier. On peut s’étonner que les dirigeants palestiniens l’aient approuvée en dépit de l’opposition de la rue. Mais pourquoi mes interlocuteurs sont-ils surpris ? Depuis quand les décisions des gouvernements arabes reflètent-elles l’opinion de leur peuple ?
D’une manière générale, les Palestiniens respectent leur nouveau Premier ministre, Mahmoud Abbas, parce que c’est un ancien chef de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ce qui ne les empêche pas de le considérer comme une marionnette imposée par les États-Unis à Yasser Arafat. Beaucoup n’aiment pas non plus voir leur ambitieux ministre de la Sécurité intérieure, Mohammed Dahlan, parader dans un convoi de véhicules blindés offerts par les Américains, flanqué de gardes du corps menaçants. Dans les Territoires, on distribue des tracts l’accusant d’être un agent de la CIA. Un officier supérieur palestinien me dit même qu’au final les pressions américaines ne font qu’accroître la popularité du Hamas et de Yasser Arafat.
Le gouffre qui sépare les peuples de leurs gouvernants est perceptible dans tout le Moyen-Orient. Le président égyptien Hosni Moubarak et le roi Abdallah II, en Jordanie, soutiennent la politique de Bush au Moyen-Orient, mais cela ne fait pas des Égyptiens ou des Jordaniens des pro-Américains. Eux voient plutôt leurs dirigeants comme des gens uniquement soucieux de leurs propres intérêts. La seule chose qui compte à leurs yeux, se lamentent-ils, c’est de rester au pouvoir et d’avoir les faveurs des régimes étrangers.
Ces mêmes dirigeants préféreraient que le monde extérieur ne sache pas tout cela. La seule critique que m’aient jamais faite les Palestiniens est d’ailleurs d’avoir osé évoquer des événements qui, selon eux, donnent une image négative de leur problème. « Votre histoire est exacte à 100 %, me disent-ils souvent. Mais vous ne devriez pas l’écrire, car elle sert l’ennemi israélien. » Une critique dont des journalistes palestiniens, qui, volontairement ou non, jouent les porte-parole du gouvernement, se font l’écho. Ainsi, l’un d’eux, qui travaille avec des confrères étrangers, se vantait récemment d’avoir réussi à infléchir leur couverture des événements « en faveur de notre cause ».
Comme les représentants de la plupart des pays arabes, certains dirigeants palestiniens sont passés maîtres dans l’art du « double langage ». L’un, formulé en arabe, est destiné à leur peuple ; l’autre, en anglais, est fait pour les étrangers. Un ministre palestinien prend des allures de réfugié aigri crachant sa haine sur les États-Unis et Israël lorsqu’il passe sur Al Jazira, avant, cinq minutes plus tard, de parler en anglais sur CNN ou sur la BBC et de passer pour le type même du professeur d’université modéré.
Je me souviens d’une interview menée au plus fort de la guerre en Irak avec l’un des conseillers les plus influents d’Arafat. Il tempêtait contre Washington et souhaitait que les troupes de Saddam chassent les « nouveaux croisés » de l’Irak. Alors que je rejoignais mon véhicule pour partir, deux de ses gardes du corps se sont précipités vers moi et ont poliment exigé que la cassette de l’interview leur soit remise. À mes questions, l’un d’eux a répondu en s’excusant à voix basse que ce monsieur nous avait parlé en arabe en oubliant que ses propos devaient être diffusés à l’étranger. Il a fallu promettre de ne pas utiliser les passages « embarrassants » pour pouvoir partir avec la bande.
Or c’est justement parce que le monde extérieur n’entend que le discours formaté des dirigeants arabes qu’il est terriblement mal informé sur ce que ressent le peuple palestinien. Les journalistes qui arrivent à l’American Colony Hotel, à Jérusalem, où séjournent souvent les correspondants étrangers, commencent par demander une interview d’Arafat. Quand cela se révèle impossible, ils se rabattent sur les personnalités qui se montrent régulièrement à la télévision : Saeb Erekat, Hanan Ashrawi et Yasser Abed Rabbo. Je ne dis pas qu’il ne sert à rien de les voir ; je dis que cela ne suffit pas. Seuls quelques intrépides s’aventurent au coeur des camps de réfugiés et dans les villages pour siroter un café sous un olivier. Ils y rencontrent un paysan qui vient juste de perdre sa terre à cause du mur de sécurité que construit Israël, ou avec une vieille femme de 65 ans qui porte sur sa tête un panier de figues en train de pourrir parce qu’elle ne peut franchir les barrages routiers pour aller les vendre.
Pour vraiment comprendre ce que ressentent les Palestiniens, il faut parler aux réfugiés, aux villageois, aux étudiant, aux commerçants. Ceux d’entre nous qui y sont allés pendant les dix années du processus d’Oslo ne connaissent que trop bien le fossé entre ce qui se passe dans les bureaux d’Arafat et ce qui se passe dans les allées des camps de réfugiés. Les journalistes étrangers ont fait un bien meilleur travail : ils ont saisi la complexité de la situation et ont parfois fait un effort pour comprendre ce que pense le Palestinien ordinaire.
Moi qui passe la plupart de mes journées à parler aux commerçants, aux ménagères, aux professeurs et aux paysans, je peux dire avec certitude que la plupart des Palestiniens n’ont jamais cru au processus d’Oslo, le plus souvent parce qu’ils ne font confiance ni aux États-Unis ni à Israël. Ils n’ont pas non plus été satisfaits par le régime corrompu et autoritaire d’Arafat. Ils ont été scandalisés par les luxueuses villas que se sont offertes les officiers supérieurs avec l’argent de l’aide destiné à les sortir de la misère des camps.
Ceux qui nous ont mis en garde contre le processus d’Oslo nous disent aujourd’hui que les États-Unis sont nos ennemis, que la feuille de route n’est rien d’autre qu’un nouveau complot et que la lutte contre Israël ne s’achèvera que quand les aspirations des Palestiniens seront satisfaites. Avec, donc, le retrait total d’Israël de Cisjordanie et de la bande de Gaza ; le démantèlement des colonies juives ; le retour des réfugiés palestiniens et l’instauration d’un État palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale.
Les Palestiniens n’ont pas dévié de ces revendications (du moins en arabe) tout au long du processus d’Oslo. Il est maintenant grand temps que le monde les écoute et ne se contente plus du discours lissé (le plus souvent en anglais) des officiels qui évoquent des concessions inacceptables pour la grande majorité des Palestiniens.

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