Côte d’Ivoire : Cécile Fakhoury, l’art et la méthode

Abidjan, Dakar et Paris : la Française installée en Côte d’Ivoire dispose désormais de trois espaces consacrés aux artistes du continent. Elle y défend les plasticiens qu’elle apprécie, dans un souci constant de professionnalisation et d’internationalisation.

Cécile Fakhoury dans sa galerie, à Paris. © Grégory COPITET

Cécile Fakhoury dans sa galerie, à Paris. © Grégory COPITET

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 8 janvier 2022 Lecture : 8 minutes.

Enceinte de son troisième enfant, Cécile Fakhoury vient d’ouvrir, au 29 de l’avenue Matignon (Paris), son troisième espace d’exposition. Comme à Abidjan (Côte d’Ivoire) et Dakar (Sénégal), elle y présentera les artistes africains qu’elle apprécie, promeut et soutient avec détermination. Dix ans seulement après l’ouverture de la galerie qui porte son nom, la jeune femme représente, d’une certaine manière, l’évolution d’un secteur qui se professionnalise chaque jour un peu plus : désormais, la plupart des plasticiens issus du continent savent que le marché de l’art ne se conquiert qu’avec l’aide d’un(e) galeriste puissant(e).

Comme souvent, l’histoire commence avant l’histoire quand, toute petite, Cécile Péron découvre le monde de la création par l’intermédiaire de ses parents. « Ils sont originaires de Concarneau, en Bretagne. Mon père a commencé par travailler comme antiquaire avant de devenir galeriste, raconte-t-elle. C’est un autodidacte, il n’a pas suivi d’études d’histoire de l’art. Il a d’abord eu une galerie à Pont-Aven, avant d’ouvrir la galerie Hervé Péron, à Paris, passage Verdeau, près de Drouot. Il s’est spécialisé sur les artistes bretons et les peintres de l’entre-deux-guerres. Enfant, j’ai été trimbalée entre les musées et les maisons de vente, dans des ateliers d’artistes. »

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Galeriste, une vocation tardive

Née en 1983 à Paris, Cécile Péron ne s’imagine pas forcément suivre les traces de son père : « Si j’ai toujours vécu dans ce milieu, je n’ai pas tout de suite voulu faire ce métier », assure-t-elle. Après un Bac économique et social, elle entre à l’École de management Léonard de Vinci, à La Défense, où elle s’ennuie férocement. « J’ai choisi l’EMLV car quelqu’un m’avait dit que cette école permettait de faire des stages de longue durée », se souvient-elle. Ces stages, elle ne va pas les choisir au hasard : très sensible à la création, elle s’oriente vers le marché de l’art en travaillant chez Chantal Crousel, Daniel Templon et David Zwirner, autant de galeristes spécialisés dans l’art contemporain. « Je me souviens d’avoir ressenti une grande émotion lors d’une exposition d’Aurélie Nemours au Centre Georges Pompidou. C’était incroyable tout ce qu’elle pouvait faire passer avec de simples à-plats de couleur ! Je crois que ce qui m’a vraiment transformée, c’est quand j’ai découvert, seule, l’art contemporain, un art qui parle de notre société et de choses beaucoup plus concrètes que l’art moderne. »

Vendre de l’art, c’est un moyen de défendre des voix qui me passionnent et m’intéressent, dit-elle

Pour autant, Cécile Péron ne renie pas l’enseignement paternel. « Mon père m’a appris à regarder, m’a donné une certaine sensibilité à la couleur, m’a enseigné comment comprendre la signification d’un trait, dit-elle. Mais j’ai aussi reçu de lui la fibre commerciale. Vendre de l’art, c’est un moyen de défendre des voix qui me passionnent et m’intéressent. C’est un outil, pas un aboutissement. »

Après ses études et un stage au sein de la maison de ventes aux enchères Sotheby’s, la jeune femme officie un temps chez son père et obtient un mastère de l’IESA en lien avec le commerce de l’art contemporain. « J’ai adoré cette année-là, en particulier l’enseignement de Daniel Lesbaches que je revois toujours avec énormément de plaisir, mais à ce moment-là, bosser en galerie n’était toujours pas une évidence. »

C’est finalement de l’Afrique, et plus précisément de la Côte d’Ivoire, que viendra le coup de pouce. Mariée à Clyde Fakhoury, le fils de l’architecte Pierre Fakhoury, Cécile Fakhoury découvre le pays au milieu des années 2000. « Mon mari n’y est pas né et il n’y a pas vécu, mais son père, qui est né à Dabou, y est basé, raconte-t-elle. Nous y sommes allés plusieurs fois avant que Clyde, qui travaille dans la construction, ne reprenne la boîte familiale PFO et que nous décidions de nous y installer. »

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Le coup de pouce de Pierre Fakhoury

Une fois sur place, subjuguée, elle ne reste pas inactive : « Ce pays me passionne, je découvre une nouvelle culture, je rencontre des artistes… et je cherche un poste dans le domaine de la culture, je frappe à toutes les portes. » Assez rapidement, l’idée de monter une galerie se met en place. « J’ai ressenti un engouement de la part des artistes, une ferveur incroyable, même si de nombreuses personnes me déconseillaient de me lancer… J’ai avancé contre vents et marées. » C’est ainsi que la galerie ouvre à Cocody, en 2012, dans un espace de 400 m². « Quand j’ai voulu m’installer, j’ai cherché à louer un lieu avec mes modestes moyens et il était compliqué d’en trouver un ne nécessitant pas une importante réhabilitation. Mon beau-père, qui m’a vu m’acharner, m’a proposé de construire. L’idée m’a fait peur car mon projet était encore expérimental. Il m’a dit : « Je te le loue et si ça ne marche pas, j’en aurais l’utilité comme espace de stockage ! Cette aide m’a permis de démarrer avec un sublime espace d’exposition. »

Dans ce lieu, Cécile Fakhoury importe les méthodes du marché de l’art occidental qu’elle maîtrise et les applique aux artistes ivoiriens. Les premiers d’entre eux représentent deux générations à l’opposé l’une de l’autre : le doyen Frédéric Bruly Bouabré et le jeune prodige Aboudia. « La rencontre avec Frédéric Bruly Bouabré m’a beaucoup marquée, souligne Fakhoury. Il m’a longuement parlé, j’ai passé des matinées entières avec lui, dans sa famille, à Yopougon. J’ai appris son alphabet. À l’époque, tous les artistes voulaient le rencontrer. Très vite, j’ai eu l’idée d’une exposition commune avec Aboudia, dont les œuvres avaient acquis une certaine renommée durant les affrontements. Ils ont travaillé à quatre mains sur des sujets humanistes pour l’exposition inaugurale de la galerie. »

Le discours est important dans l’art contemporain. Un artiste qui n’a rien à dire, je ne sais pas à quoi ça sert

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Exposition de groupes, solo shows, Cécile Fakhoury accueille ensuite des artistes comme Paul Sika, Cheikh Ndiaye, François-Xavier Gbré, Jems Koko Bi, Ouattara Watts… « Quand je suis arrivée, ils étaient tous pour la plupart très jeunes et je les ai découverts au fur et à mesure. Ce sont des rencontres et je me lance avec ceux pour lesquels j’ai envie de bosser. Ce que je recherche, c’est une voix assez forte qui va me parler, me toucher et raconter quelque chose. Le discours est important dans l’art contemporain. Un artiste qui n’a rien à dire, je ne sais pas à quoi ça sert. »

Renforcer le marché local

Peintre et performeuse d’origine algérienne, aujourd’hui représentée par Cécile Fakhoury, Dalila Dalléas Bouzar confirme cet engagement et ce besoin de dialogue : « J’ai travaillé avec pas mal de galeristes et c’est avec elle que je peux vraiment discuter d’art et d’autres choses – et il très important de pouvoir s’exprimer, affirme-t-elle. Ensuite, elle est très professionnelle et très admirative de ses artistes. Elle nous chouchoute et ça fait du bien parce que nous ne sommes pas toujours respectés dans notre travail. Ce qui compte aussi, c’est son soutien sur le long terme. Elle croit en notre travail. Chaque expo personnelle est une collaboration dans laquelle elle s’implique pour la production et la conception. Elle est ambitieuse et c’est bien pour nous. »

Cette ambition, c’est d’abord de faire accepter le système de la galerie sur le continent, certains collectionneurs n’hésitent pas à faire le tour des ateliers d’artistes pour essayer d’acheter leurs œuvres en contournant les intermédiaires. « Moi, je ne peux pas faire le travail de promotion de leur œuvre s’ils vendent en atelier, explique la galeriste. Cela a été un véritable défi de convaincre les créateurs de l’intérêt d’un système qu’ils ne connaissaient pas. Mais ces discussions, on les a eues, et les jeunes des nouvelles générations ont sur le sujet plus d’informations. » Enfin l’ambition de Cécile Fakhoury est aussi de renforcer chaque jour le marché de l’art africain, en appliquant cet adage selon lequel « le marché international ne sera fort que si le marché local est fort ». Entendez : les artistes africains ne seront reconnus à leur juste valeur à l’étranger que s’ils le sont, véritablement, chez eux.

Ce qui m’intéresse, c’est quand l’œuvre reste sur le continent, insiste la galeriste

« Vers 2016-2017, je me suis rendu compte que plus de 97% de ce que je vendais quittait le continent, raconte-t-elle. J’étais en train de reproduire une vieille histoire alors même que j’essayais de développer le marché local ! » De cette constatation est venue l’idée d’ouvrir une filiale à Dakar, où certains collectionneurs commençaient à prendre conscience de la valeur de leurs collections. À l’angle de la rue Carnot et de la rue Béranger Féraud, sur le Plateau, la galerie a ainsi ouvert un nouvel espace de 200 m² dans le but « d’équilibrer le chiffre d’affaires entre le local et l’international ». La suite logique aurait été d’ouvrir un espace en Afrique anglophone – et pour ce faire le Ghana fut envisagé. Covid oblige, c’est finalement Paris – la France disposant d’un marché de l’art très structuré et de fortes institutions commerciales et muséales – qui a raflé la mise. Pour le moment.

« Ce qui m’intéresse, c’est quand l’œuvre reste sur le continent, insiste la galeriste. Nous avons toujours une majorité de collectionneurs occidentaux, mais les Africains ont désormais un vrai poids dans notre chiffre d’affaires. » Des collectionneurs qui sont prêts à débourser entre 2 000 et 180 000 euros pour l’œuvre d’un artiste contemporain du continent. Des collectionneurs que Cécile Fakhoury rencontre aussi dans les foires d’art qu’elle a choisi de favoriser : Art X Lagos, Cape Town Art Fair et 1-54 Marrakech. « On avait besoin de ce focus africain, car personne ne nous connaissait, dit-elle à propos d’1-54. Cette foire a donné des clefs de lecture, elle nous a permis d’être identifiés et visibles, elle nous a connectés au reste du monde. De manière naturelle, on se détachera bientôt de cette idée de spécialité « africaine » pour exister au même titre que les autres. »

Aujourd’hui, la galerie Cécile Fakhoury, c’est 12 salariés, une maison mère en Côte d’Ivoire et deux filiales à l’étranger (Dakar, Paris), et une vingtaine d’artistes représentés. « Des artistes qui témoignent d’un temps actuel, qui réinventent le monde et vont puiser loin dans leurs racines, dans leur histoire. » Et aussi des artistes qui se vendent mieux, chez eux comme à l’étranger.

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