L’État ou le miracle quotidien
On associe souvent l’État à ceux qui le dirigent au plus haut niveau, surtout quand il s’agit de les critiquer et de les vilipender. On oublie ainsi le rôle protecteur et régulateur qu’il joue constamment et sans lequel notre vie quotidienne serait tout simplement impossible.
Driiiiinng! Le réveil sonne. Vous émergez des brumes du sommeil… Les yeux entr’ouverts, vous lancez une main tâtonnante vers ces boutons et interrupteurs qui sont votre véritable contact avec le monde. Une voix mélodieuse vous apprend qu’il existe encore, ce monde, qu’une starlette se marie, qu’un tsunami menace, qu’un coup d’État a eu lieu en Numidie ou en Illyrie.
Un coup d’État… On est tellement habitué à cette expression qu’on entend koudéta. On a oublié qu’elle contient un mot essentiel, vital: État. En anglais et en espagnol, c’est pire, comme amnésie. On le passe à l’as, carrément, le mot crucial et on ne dit plus que « coup » ou « golpe » : “A coup has taken place…”, «Un golpe militar in Illyria… »
Merci, qui ?
Vite, une douche! Pommeau, robinet, gicleur… La technique au service du citoyen – c’est délicieux, une douche chaude, le matin. Merci, qui ? Merci, personne. Je paie pour tout cela, non ? M’embêtez pas.
La machine rouge que vous avez lancée avant les ablutions vous prévient par des couinements que le café est prêt. Ah, le délicieux breuvage qui réveille, qui rend d’attaque. Merci, qui ? Je ne sais pas. (Qu’est-ce qu’il m’énerve, ce chroniqueur.) Merci, Georges Clooney ? Et puis, non. Merci, personne. Je le paie, mon café et j’ai gagné la machine à la tombola.
Le métro est à quelques mètres. Vous pourriez prendre votre voiture ou sauter sur le marchepied du S cher à Queneau. Mais non: aujourd’hui, c’est le métro, vous voulez consulter les pages saumon, voir où en sont vos actions Engie maintenant que Bouygues a racheté Equans. Vous déployez le journal : hourra, Engie a pris 8 %. Vive le capitalisme, monsieur. Et venez pas m’ennuyer avec vos «merci, qui ? », j’ai hérité de mon défunt père –Dieu ait son âme et moi son argent – d’un paquet d’actions qui me feront une retraite confortable. Allez vous asseoir dans un autre compartiment, vous n’êtes plus drôle.
Eh bien, vous vous trompez. Ces « merci, qui ? », ce n’était pas « rien que pour vous contrarier ». Cessez de lire vos pages saumon, analysons ensemble votre journée bien entamée.
Driiiiinng! Le réveil sonne. Et qui, en dernière instance, assure que l’électricité fonctionne? L’État. Ces boutons, ces interrupteurs… La douche, l’eau chaude? «Le monstre froid», ô ironie, toujours lui. La machine à café, encore faut-il la nourrir de grains. Qui assure que le commerce continue d’adoucir les mœurs? Ze State. Le métro ? Est-ce qu’il roulerait si l’État ne fonctionnait pas?
(Une parenthèse: dans Ma vie, Trotsky raconte que chaque fois qu’il rencontrait un anarchiste, dans les années 1920, il lui posait la même question: dans l’utopie anarchiste, qui s’occuperait du système ferroviaire? «N’ayant jamais reçu de réponse, je cessai de prendre ces rêveurs au sérieux.»)
Plastronner sur les estrades
Vous êtes content de la valorisation de vos actions mais qui, en dernière instance, garantit le fonctionnement des marchés? L’État. Merci papa, mais merci surtout lui, toujours lui, l’État!
Ces valeureux intellos confondaient l’État avec la face inquiétante d’un Assad, le visage faussement débonnaire d’un Al-Sissi
Vous vous demandez d’où vient cette passion matutinale pour ad-dawla, comme on dit en arabe. Mais c’est que justement, hier, j’étais dans un dîner parisien réunissant des Marocains, des Tunisiens, des Syriens, des Égyptiens qui n’étaient d’accord sur rien sauf sur une chose: tout était de la faute de ad-dawla, l’État, ce pelé, ce galeux.
Je me suis tu. Ces valeureux intellos confondaient l’État avec la face inquiétante d’un Assad, le visage faussement débonnaire d’un Al-Sissi ou la trogne d’un Yéménite dont j’oublie le nom. Mais non! L’État, ce sont surtout ces milliers de fonctionnaires qui font leur boulot et qui nous assurent chaque matin ce miracle: l’électricité, l’eau chaude, le café, le métro, etc.
Des fakhamat l’Président, des colonel Machin, des caporal Truc auto-promu maréchal, peuvent bien plastronner sur les estrades et postillonner dans le poste, l’État, ce n’est pas eux. C’est bien plus que leur petite personne percluse de furoncles et d’idées fixes.
L’État, c’est nous.
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