Voyage au coeur de la Bourse de Casa

Après plusieurs années de dépression, elle s’est modernisée et professionnalisée. Son objectif est aujourd’hui de séduire des investisseurs étrangers, anglo-saxons en premier lieu, décidément bien circonspects.

Publié le 8 juin 2004 Lecture : 9 minutes.

Il est 8 h 30 du matin et Casablanca, la ville blanche, est déjà en pleine effervescence. Comme d’habitude, le centre des affaires est embouteillé par un flot ininterrompu de voitures particulières (souvent neuves), d’autobus, de « petits taxis » rouges hors d’âge, mais aussi de quelques confortables limousines. À travers les vitres, on aperçoit de graves hommes d’affaires plongés dans la lecture de The Economist ou du Financial Times… Au bout de l’avenue des Forces-Armées-Royales se dresse un cylindre de verre et de marbre noir qui évoque curieusement la tête d’un chevalier médiéval coiffé d’un heaume : la Bourse de Casablanca.
Après cinq années de dépression, celle-ci est à nouveau d’attaque. « En 2003, la progression a été de 33 %, et cette année devrait être celle du décollage, avec le retour progressif des investisseurs étrangers, anglo-saxons en premier lieu », tranche Younès Benjelloun. Cheveux soigneusement ramenés en arrière et petites lunettes métalliques sur le nez, le président de l’Association professionnelle des sociétés de Bourse (APSB) – et PDG de CFG-Marchés, l’une des plus importantes sociétés de courtage en valeurs de la place – ne fait pas ses 35 ans. Attablé devant un café serré, il se montre résolument optimiste. Il a quelques raisons pour cela.
Les actions marocaines reviennent en effet de loin. De 1995 à 1997, elles avaient bénéficié du boom des marchés émergents. Et du processus de privatisations engagé par les autorités du royaume. À l’époque, un particulier qui investissait 10 000 dirhams (910 euros) était à peu près assuré, sans faire preuve d’une exceptionnelle perspicacité quant aux choix des actions, de se retrouver, deux ans plus tard, à la tête d’un capital de 18 800 dirhams. À condition de vendre à temps !
Car au cours de l’été 1997, les actions des « Dragons » asiatiques (Hong Kong, Taiwan, Corée du Sud, Thaïlande et Singapour) s’effondrent. Pour les courtiers new-yorkais et londoniens, la fête des Bourses exotiques est terminée. L’onde de choc atteint Casa quelques mois plus tard : les investisseurs anglo-saxons, qui avaient amplifié la bulle spéculative, se délestent de leurs titres. La dégringolade durera jusqu’en 1999. Dans l’intervalle, la Bourse est redescendue très en dessous de son niveau de 1995, et beaucoup de boursiers marocains y ont perdu leur chemise. Au même moment, les golden boys occidentaux sablent le champagne à la santé de leur dernière marotte, la « nouvelle économie ». Autrement dit : la bulle spéculative de l’Internet. Avant de déchanter, à leur tour.
2000, 2001, 2002… À la Bourse de Casa, les années se suivent et se ressemblent. Ce sont des années mornes, moroses. Le volume des affaires est faible, le marché sans ressort, orienté en permanence à la baisse. Jusqu’au rebond de l’an dernier. Que s’est-il passé ? « L’économie marocaine s’est redressée, analyse Benjelloun. Après s’être restructurées et modernisées, les entreprises font désormais des bénéfices. Et les investisseurs financiers, surtout à l’étranger, commencent à s’en rendre compte. »
De fait, le royaume multiplie les bonnes performances économiques. La dette extérieure a été ramenée à 13 milliards de dollars et ne représente plus que 30 % du Produit intérieur brut (PIB). L’inflation a été jugulée (1,8 % en 2003) et la croissance est au rendez-vous : 5 %, cette même année. « Et ne me dites pas que c’est à cause de la pluie, comme le font si facilement vos collègues britanniques et américains ! s’emporte Younès Benjelloun. Certes, l’agriculture emploie 40 % de la population active, mais elle ne fournit plus que 15 % du PIB. C’est le développement de l’industrie et des services qui est à l’origine de l’expansion. » Le Maroc attire ainsi un nombre croissant d’investisseurs industriels, surtout français, espagnols et italiens. Et les financiers commencent à suivre.
« À Londres, la City recommence à s’intéresser au Maroc depuis le second semestre 2003, mais ce regain d’intérêt est encore timide », juge pour sa part Youssef Benkirane, le jeune (36 ans) directeur général de BMCE Capital Bourse, l’une des plus importantes sociétés financières de la place. La dernière étude réalisée par sa société (« Rentabilité et risque à la Bourse de Casablanca ») montre qu’« en dépit d’une évolution en dents de scie, le marché marocain des actions reste profitable ». La preuve : « En tenant compte des plus-values et des dividendes avant impôt, sa rentabilité a été de 8,6 %, en moyenne, au cours des dix dernières années. » Accessoirement, ce document permet de découvrir que l’agroalimentaire a obtenu des gains de près de 19 % par an, en moyenne. L’explication en est simple : « Mature et bénéficiant d’une forte protection douanière, ce secteur se compose de valeurs prisées par le marché. » C’est la société Centrale laitière, filiale de l’ONA, qui a obtenu les meilleurs résultats au cours de la période 1994-2003 : + 32 % par an ! Mais les autres vedettes du secteur ne sont pas très loin : Unimer (+ 26 %) et les eaux minérales Oulmès (+ 23 %). Elles précèdent des entreprises d’autres secteurs comme Agma Lahlou-Tazi, Zellidja et Eqdom (+ 19 %).
Globalement profitables, ces valeurs n’en sont pas moins soumises à d’importantes fluctuations. Les grands investisseurs apprécient donc aussi des sociétés considérées comme « sûres de premier ordre » : moins risquées que les précédentes, elles n’en offrent pas moins une rentabilité satisfaisante comprise entre 10 % et 20 %. Au premier plan de celles-ci, on trouve sans surprise les grands holdings ONA et SNI, dans lesquels la famille royale a investi de longue date. Les deux groupes sont d’ailleurs étroitement liés par des participations croisées. L’ONA est devenu le premier groupe bancaire du royaume depuis le rachat par sa filiale BCM, au début du mois de mai, de Wafabank. Ce même holding de participations est également actif dans les mines, l’agroalimentaire, la pêche hauturière et la distribution. Avec ses filiales cotées en Bourse (une douzaine, au total), l’ONA est aujourd’hui l’acteur dominant du marché. L’ensemble du groupe « pèse » en Bourse 8,2 milliards d’euros, soit 61 % de l’ensemble des actions cotées !
D’autres sociétés « sûres de second ordre » offrent un niveau de risque équivalent, mais une rentabilité moindre (entre 5 % et 10 %). C’est le cas de Lafarge Ciments et de Ciments du Maroc, ainsi que du Crédit du Maroc.
Mais cela ne suffit pas à aiguiser les appétits des grands financiers internationaux. « À Londres, les gérants de fonds me confiaient dès 2001 que le Maroc était dans leur ligne de mire, mais qu’ils attendaient un signal pour se décider à investir. Ce signal, ce sera la reprise prochaine des privatisations. Cela va relancer l’intérêt », estime Benkirane.
L’introduction en Bourse de la Banque populaire est prévue pour la fin du mois de juin, mais c’est celle de Maroc Telecom, prévue pour le dernier trimestre de cette année, qui suscite le plus de commentaires. Et de convoitises. Présente dans la téléphonie fixe et dans le mobile, l’entreprise est, avec ses vertigineux bénéfices et ses sept millions d’abonnés, l’un des « joyaux du royaume ». Le groupe français Vivendi Universal détient 35 % de son capital, le reste demeurant propriété de l’État.
« Je vois l’avenir de Maroc Telecom en rose », sourit Abdeslam Ahizoune (49 ans), son président (et ancien ministre des PTT). Les raisons d’un tel optimisme ? « Après des années d’affrontement avec les nouveaux venus sur le marché, les vagues d’acquisition et la recherche de croissance externe, Maroc Telecom a réalisé des investissements très importants et affiche des résultats plutôt flatteurs. » La mise sur le marché de l’opérateur devrait se traduire par une double cotation : à Casa et sur une place européenne – on ignore encore laquelle. Le nombre de titres offerts devrait représenter entre 5 % et 10 % du capital, soit un montant compris entre 400 millions et 700 millions d’euros. Mais tout dépendra du prix de l’offre, et donc de l’importance de la décote par rapport à la valeur d’actif.
« La prochaine introduction en Bourse de Maroc Telecom pourrait m’intéresser, tout dépendra du prix proposé par le gouvernement. La société présente de belles perspectives, mais si l’opérateur du Nigeria, par exemple, est plus intéressant, j’arbitrerai en sa faveur », commente John Niepold, le responsable pour l’Afrique (hors Afrique du Sud) du groupe américain Emerging Markets Management. Principal investisseur étranger en actions marocaines (plus de 35 millions de dollars), Niepold n’a jamais déserté la Bourse de Casa pendant les années de crise.
Dans son bureau du boulevard d’Anfa, à Casablanca, Abdessamad Issami, le président du directoire d’Upline Securities, la première banque d’affaires du pays, hoche la tête. « Bien sûr, admet-il, tout dépendra de la valorisation de Maroc Telecom. Mais la société présente des atouts qui ne laisseront personne indifférent : une restructuration réussie et une stratégie de croissance dans un environnement marocain porteur, avec l’essor des centres d’appels. » Issami sait de quoi il parle : Upline Securities a été le principal canal d’entrée des investisseurs américains et britanniques sur les actions marocaines de 1993 à 1999, au moment du « boom ».
Reste que cette obsession du retour de l’investissement étranger peut paraître étrange. Elle s’explique en partie par certaines faiblesses de la Bourse de Casa. Par sa capitalisation, c’est-à-dire le montant des actifs investis, celle-ci est certes la quatrième du continent (voir encadré ci-contre), mais le marché est étroit : seules cinquante-trois valeurs sont cotées. En outre, comme on l’a vu, le groupe ONA-SNI concentre à lui seul les trois cinquièmes des montants investis.
En fait, une grande partie de l’économie marocaine n’est pas présente en Bourse. De nombreuses entreprises privées préfèrent manifestement vivre heureuses en vivant cachées. Le faible nombre des PME cotées est également flagrant, mais il correspond à une réalité : ces entreprises sont confrontées à de sérieuses difficultés pour simplement survivre. En l’absence de nouvelles introductions, « les opérateurs sont souvent contraints de faire de la surenchère sur un marché exigu », souligne l’étude de BMCE-Bourse. Autre conséquence : le manque de « liquidités », c’est-à-dire d’échanges suffisants pour acheter ou vendre au moment souhaité. Ainsi, près de la moitié des valeurs ne font l’objet d’échanges que pour marquer les cours, en fin de mois. Enfin, la « transparence » du marché ne correspond pas vraiment aux normes internationales : les acteurs ne disposant pas des mêmes informations au même moment, les rumeurs courent et font les cours.
« As times goes by », « comme le temps passe », chantait Sam, le pianiste du Rick’s Bar, dans Casablanca, le film de Michael Curtiz (avec Humphrey Bogart), qui a beaucoup contribué à la légende de la ville à l’étranger. De fait, quand le film fut tourné (dans les studios d’Hollywood), en 1942, la Bourse de Casa avait déjà treize ans. Née en 1929, dans la tourmente d’un krach boursier mondial, c’est donc aujourd’hui une vieille dame de 75 ans. Comme le temps passe, en effet…
Longtemps assoupie, elle s’est réveillée en 1993 avec l’adoption de la loi sur les marchés financiers. Et elle a depuis retrouvé une nouvelle jeunesse. Modernisée, réglementée, professionnalisée, encadrée par une autorité de marché (le Conseil déontologique des valeurs mobilières, CDVM), elle est devenue une entreprise privée détenue par les Sociétés de Bourse. Avec l’aide d’Euronext (la fédération des Bourses de Paris, Bruxelles, Amsterdam et Lisbonne), elle a même abandonné la criée pour passer à la cotation électronique et répond désormais aux normes techniques internationales les plus exigeantes. La génération de trentenaires qui l’anime est archidiplômée, polyglotte et efficace. Mais c’est peut-être le reste de l’économie marocaine qui a du mal à suivre.
« Comment faire pour attirer une épargne stable et abondante ? s’interroge Youssef Benkirane. Il faut deux jambes pour marcher. Les privatisations ne suffiront pas. L’offre n’est rien sans la demande. » Malheureusement, les grandes fortunes marocaines ont encore du mal à trouver le chemin de la Bourse de Casa. Les classes moyennes émergentes, aussi. Sans doute faudrait-il des incitations fiscales, c’est-à-dire une volonté politique, pour mobiliser leur épargne vers le financement des entreprises. À défaut, la pierre et l’or joueront leur rôle traditionnel.
Dans la capitale économique du royaume, le « Casablanca » vient d’être rénové. Accueillant et confortable, le bar pourra au moins servir de lieu de rendez-vous aux investisseurs américains. Ils porteront des toasts à Humphrey Bogart. Et à leurs plus-values.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires