Vers un choc « terroriste » ?

Flambée des cours, menace de pénurie, risque d’une crise économique mondiale majeure… L’intensification de la guérilla islamiste en Arabie saoudite laisse craindre le pire.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

C’est seulement lorsque les Britanniques paient leur essence plus cher qu’ils se demandent d’où elle vient. Et aujourd’hui, ils ont raison de faire un lien entre le prix de l’essence et la guerre en Irak. Mais les automobilistes vont un peu vite en besogne lorsqu’ils s’en prennent aux compagnies dont ils voient les noms sur les stations-service, en particulier les deux compagnies britanniques, BP et Shell, qui ont toujours été des boucs émissaires. Les attentats terroristes en Arabie saoudite, un pays qui fournit 10 % du pétrole mondial, ont détourné l’attention de Bagdad vers Riyad. C’est là que se présente une menace plus grave : le risque que les terroristes prennent en otage l’économie mondiale. Ils ont déjà fait s’envoler le prix du pétrole à un niveau record, avec une « prime au terrorisme », et obligé les consommateurs à réfléchir plus sérieusement sur le Moyen-Orient.
Il est tentant de rejeter sur les compagnies pétrolières la responsabilité de la pénurie de pétrole et de présenter la guerre en Irak comme une simple tentative pour utiliser ses réserves pétrolières conformément aux intérêts des grandes sociétés. Mais le fait est que le Premier ministre Tony Blair, bien qu’il ait largement invoqué les intérêts britanniques, a préparé la guerre sans consulter ni les compagnies qui avaient les plus grands intérêts dans le pétrole du Moyen-Orient, ni les experts spécialisés. Et, de fait, aussi bien sir Philip Watts, de Shell, que lord Browne, de BP, estimaient que la guerre en Irak perturberait très certainement les approvisionnements en pétrole et éveillerait l’hostilité des autres producteurs de pétrole arabes.
Cela peu paraître surprenant, mais il y a des précédents. Lorsque sir Anthony Eden s’est lancé dans l’expédition de Suez en 1956, en prétendant lui aussi défendre les intérêts britanniques, il n’a consulté ni Shell ni BP, qui avaient le plus à perdre. Les deux compagnies craignaient fortement qu’une entreprise aussi lourde de dangers ne soit très mal vue par les producteurs de pétrole arabes du Moyen-Orient. Ce qui a été le cas, et leurs relations avec les Britanniques s’en sont ressenties pendant des années.
La vérité est que les gouvernements qui se lancent dans des aventures militaires deviennent étrangement sourds aux inquiétudes des commerciaux, qui sont souvent beaucoup plus conscients des conséquences. Avant la guerre en Irak, les néoconservateurs de Washington avaient leurs idées sur l’importance du pétrole : ils considéraient Saddam Hussein comme un énorme obstacle à la puissance américaine, « assis sur 10 % des réserves mondiales de pétrole », selon la formule du vice-président Dick Cheney. Pour eux, l’Irak était une « immense station-service » qui pouvait être libérée pour réduire la dépendance de l’Amérique à l’égard de l’autre station-service, l’Arabie saoudite. Ils voulaient briser la puissance de l’Opep, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole dominée par les Arabes, et offrir aux consommateurs américains de l’essence pas chère. Mais s’ils voulaient faire la guerre à l’Irak, c’était d’abord pour des raisons très différentes : venger l’humiliation du 11 septembre 2001 et affirmer l’influence et la supériorité de l’Amérique au Moyen-Orient. Leur politique prenait le contre-pied de celle menée par les compagnies pétrolières depuis des décennies, qui reposait sur la coopération avec les pays arabes, dont le sous-sol recèle l’essentiel des réserves mondiales de pétrole.
Il faut souligner l’importance de ce revirement fondamental, qui pourrait être l’erreur la plus grave dans cette guerre. Car un prix du pétrole durablement élevé pourrait causer en Occident davantage de dégâts économiques que ne l’a fait jusqu’ici le terrorisme.
Dans les années d’après-guerre, le pétrole a été le facteur déterminant de l’apparition du nationalisme dans les pays musulmans. La prise de conscience de l’exploitation de leurs richesses pétrolières par les compagnies occidentales a été à l’origine des révolutions populaires contre les régimes pro-occidentaux, dont l’Iran en 1951 et l’Irak en 1958, et de la création de l’Opep en 1960. Les régimes nationalistes ont peu à peu obligé les firmes à partager leurs profits et le contrôle des opérations. C’est la montée du nationalisme arabe et leur haine contre Israël qui ont incité les pays pétroliers à créer leur propre cartel en 1973. Il a quadruplé le prix du pétrole et freiné pendant plusieurs années la croissance économique de l’Occident.
Les pays occidentaux ont réduit leur dépendance à l’égard de l’Opep dans les années 1980, grâce à la découverte de pétrole en dehors du Moyen-Orient, tandis que l’Opep constatait qu’elle avait intérêt à stabiliser les prix et les marchés. Mais la baisse du prix du pétrole a entraîné en Amérique un gaspillage effréné, et de nouveaux pays industrialisés, la Chine en tête, sont devenus d’énormes consommateurs.
Le fournisseur numéro un de l’Occident reste l’Arabie saoudite, mais l’approvisionnement est devenu plus problématique. Les compagnies américaines étaient bien décidées à maintenir à tout prix de bonnes relations avec la monarchie saoudienne. Mais sa corruption et ses folles dépenses ont provoqué un mécontentement croissant chez les Saoudiens sans emploi de plus en plus nombreux, et ils se sont tournés vers le fondamentalisme. Les nombreux princes saoudiens ont acheté leur tranquillité en finançant des mosquées et des mouvements politiques extrémistes.
Ce sont la richesse et la corruption saoudiennes qui ont inspiré les premières initiatives d’Oussama Ben Laden et de ses équipes de terroristes, d’abord en Afghanistan, puis dans le reste du monde. À l’intérieur du royaume, leur objectif était de renverser la monarchie corrompue. Ben Laden n’a jamais caché son ambition de s’emparer du pouvoir dans son pays natal et d’y faire régner l’austère islam wahhabite sur lequel repose le pays. Mais la guerre en Irak a détourné les esprits – comme beaucoup l’avaient prévu – de cette perspective cauchemardesque.
Les néoconservateurs américains ont considéré que la libération de l’Irak était un bon moyen de réduire la dépendance à l’égard des Saoudiens, le temps qu’arrivent sur le marché les énormes réserves irakiennes récemment découvertes. Mais, jusqu’à présent, la guerre a eu exactement l’effet inverse : la résistance irakienne a fortement limité la production pétrolière.
En même temps, les conditions de sécurité se sont fortement détériorées en Arabie saoudite. Le gouvernement, avec une importante aide américaine, a massivement renforcé les défenses militaires de ses puits de pétrole, les faisant surveiller par quelque vingt mille soldats et gardes de sécurité. Les Américains, de leur côté, se sont montrés beaucoup plus critiques à l’égard de la monarchie saoudienne, laquelle est confrontée à des terroristes de l’intérieur qui menacent son autorité.
Il est difficile de mesurer l’étendue de la révolte, car les journalistes étrangers ont la plus grande difficulté à entrer dans le pays. Mais la lettre confidentielle Energy Intelligence, généralement bien informée, donne une image inquiétante de l’insécurité que connaît le royaume. Après l’attentat contre le quartier général des forces de sécurité, le gouvernement a déclaré une guerre totale aux terroristes, mais de nouveaux groupes ne cessent de se former. Et il n’y a pas de solution purement militaire à un ennemi interne.
La guerre en Irak, avec ses erreurs et ses horreurs, détourne l’attention de l’Occident de la crise saoudienne, qui est la plus grave conséquence du 11 septembre 2001, et des ambitions d’Oussama Ben Laden. Une guerre civile en Arabie représente une menace plus grave pour la sécurité occidentale que l’Irak ou l’Afghanistan. Car si les fondamentalistes s’emparaient du pouvoir en Arabie saoudite, ils ne se sentiraient pas obligés, comme les autres producteurs, de vendre leur pétrole pour financer leur développement. Ils croient que c’est la richesse qui a corrompu leur pays, et qu’ils pourraient s’en passer. C’est le cauchemar absolu pour les consommateurs occidentaux : que le premier exportateur mondial de pétrole n’ait plus besoin d’exporter.
C’est l’incertitude croissante concernant l’avenir des livraisons de pétrole arabe qui explique l’augmentation du prix de l’essence dans les stations-service. Les automobilistes qui se plaignent de la dépense devraient se tourner vers leur gouvernement, pas vers les compagnies pétrolières. Comment a-t-il pu s’embarquer en consultant si peu dans une guerre qui provoque une telle instabilité dans des pays dont ils dépendent tellement pour s’approvisionner en pétrole ?

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