Sonia Gandhi telle que je l’ai connue

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Quand je l’ai rencontrée pour la dernière fois, c’était en mars 1991, alors que j’allais quitter l’Inde où j’étais ambassadeur depuis 1987. Sonia Gandhi était seule dans sa résidence sur Janpath, l’une des belles avenues du centre historique de Delhi. Son mari Rajiv était en tournée électorale dans le pays : les élections de 1989 avaient été fatales à son gouvernement, et le Parti du Congrès, où sa famille avait par tradition joué un rôle essentiel – avec son arrière-grand-père Motilal Nehru, son grand-père Jawaharlal Nehru et sa mère Indira Gandhi -, se voyait renvoyé dans l’opposition. Mais tous les sondages indiquaient que le Congrès allait revenir au pouvoir, et Rajiv, à qui j’avais fait mes adieux quelques jours auparavant, Rajiv souriant, confiant et courtois comme à son habitude, multiplait les réunions électorales à travers le pays.
Sonia au contraire était follement inquiète. Le couple avait fait un mariage d’amour, chose très rare en Inde où presque toutes les unions sont arrangées par les familles. Elle adorait la vie de famille ; née en Italie et catholique, la jeune femme avait très vite assimilé les pratiques de la vie indienne, portait avec élégance le sari, maîtrisait convenablement l’hindi (les mauvaises langues affirmaient qu’elle le parlait avec moins d’accent que son mari, qui l’avait appris sur le tard), et, sans avoir embrassé l’hindouisme, en respectait toutes les règles.

Elle n’avait jamais envisagé que Rajiv, qu’elle avait épousé alors qu’il allait devenir pilote de ligne, serait obligé de faire de la politique sur les instances de sa mère Indira, après que son frère cadet Sanjay, qui avait, lui, le virus de la politique et qu’Indira encourageait fortement en ce sens, se fut tué en 1980 en faisant des acrobaties aériennes au-dessus de la capitale. Elle imaginait encore moins qu’il serait intronisé Premier ministre dans l’heure même qui vit disparaître sa mère, assassinée en 1984 par ses gardes du corps sikhs.
Sonia avait consciencieusement fait son devoir d’épouse, accompagnant Rajiv dans les cérémonies officielles et dans les voyages, supportant en silence l’épithète Italian-born (« d’origine italienne ») que ne manquaient jamais d’accoler à son nom les articles de la presse indienne, même les plus favorables.
Oui, Sonia était follement inquiète quand je la vis. La vie de son mari était menacée depuis l’instant même où il était devenu chef du gouvernement. Les menaces n’avaient en rien diminué lorsqu’il fut cinq années plus tard chef de l’opposition. Les fondamentalistes sikhs avaient reporté sur lui la haine qu’ils vouaient à sa mère, coupable d’avoir laissé en juin 1984 l’armée entrer dans le Temple d’or d’Amritsar, haut lieu de la religion sikh ; quatre mois plus tard, Indira avait payé de sa vie la lutte qu’elle menait contre les menées terroristes des farouches militants séparatistes du Penjab, région des Sikhs et berceau de leur religion.

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Mais à leur hostilité farouche était venue s’ajouter celle des extrêmistes Tamouls, nombreux dans le sud de l’Inde, dans l’État du Tamil Nadu : ceux-ci reprochaient à Rajiv Gandhi de n’avoir pas soutenu avec assez de vigueur l’ardente et féroce lutte que leurs frères les Tigres de la libération de l’Eelam Tamoul menaient contre les autorités de Ceylan pour obtenir l’indépendance de la province septentrionale de cette île, zone où ils sont majoritaires depuis que les colonisateurs anglais en avaient fait venir un grand nombre dans les plantations de thé après la suppression de l’esclavage.
Sonia était d’autant plus inquiète que contrairement à la tradition, le nouveau gouvernement de Delhi – contre lequel Rajiv était en campagne – lui avait pratiquement supprimé toute protection : les « Black Cats » qui étaient affectés à sa garde rapprochée avaient été rappelés.
Sonia avait raison. Le 21 mai 1991, lors d’une halte dans un petit village tamoul, étape prévue sur la longue route de sa campagne électorale, Rajiv était comme d’habitude assailli par la foule de ses supporters et fleuri de gigantesques colliers parfumés. Personne ne prit garde à la jeune femme tamoule qui s’approcha jusqu’à le toucher avec une guirlande. Lorsqu’elle actionna la bombe que les fleurs dissimulaient, il ne resta d’elle, de lui, et de la quinzaine de personnes qui les entouraient, que des lambeaux de chair sanglante.
Peu à peu, Sonia parvint à surmonter sa douleur, se consacra plus que jamais à l’éducation de ses enfants (leur fils Rahul, leur fille Priyanka), ainsi qu’à l’action humanitaire au sein d’une Fondation Rajiv-Gandhi, mais elle n’oublia jamais. Au fond d’elle-même, l’angoisse demeure.
À l’instante demande des leaders du Parti du Congrès, revenu au pouvoir après les élections de 1991 mais vaincu de nouveau au terme de cinq années d’exercice, elle accepta en 1997 de prendre la présidence du Parti du Congrès (qui a eu depuis sa fondation par l’Anglaise Annie Besant à la fin du XIXe siècle plusieurs présidents d’origine étrangère !). Deux ans plus tard, elle se présenta aux élections et fut élue députée. Réélue évidemment lors du récent scrutin, elle a de plus été choisie comme leader du groupe parlementaire du Congrès.
Après quelques années difficiles, elle vient d’administrer la preuve qu’elle avait le talent et la détermination pour en faire de nouveau le premier parti de l’Inde, celui des réprouvés (les Dalits), des femmes, des jeunes, des agriculteurs, des intouchables, des musulmans, des hindous modérés, des laïques, bref, d’une forte proportion du peuple indien qui ne s’est pas laissé séduire par le slogan de l’Inde qui brille (Shining India). L’Inde qui brille ? C’est l’image que la coalition au pouvoir depuis quelques années a voulu donner d’un pays qui connaît effectivement un rythme de croissance exceptionnel fondé sur le développement des services, des industries de pointe, des classes moyennes, des technologies modernes, des échanges extérieurs, des privatisations, bref à un libéralisme économique habile… amorcé, il faut s’en souvenir, par les derniers gouvernements congressistes, y compris celui du jeune Premier ministre Rajiv Gandhi.
Sonia aurait pu devenir Premier ministre, comme le veut la tradition (cette responsabilité incombe au chef du parti le plus nombreux). Elle a finalement refusé. Cette décision en a étonné beaucoup, mais comment ne pas la comprendre, et même l’admirer ?
Ce n’est certainement pas le courage physique qui a manqué à cette femme habituée à voir la mort frapper ses proches. Ce ne sont pas non plus la détermination ni la force de caractère, dont elle a donné la preuve depuis plus d’une décennie.
Je pense qu’elle a eu le réflexe d’une femme chef d’une famille désireuse de protéger ses enfants, d’autant que Rahul et Priyanka ont montré, en se jetant activement dans la campagne électorale, qu’ils avaient le goût et le sens de l’engagement politique (Rahul a été élu député dans la circonscription familiale d’Amethi ; Priyanka, déjà mère de famille, aurait, selon certains, le tempérament et même le physique de sa grand-mère Indira).
Je pense qu’il y a eu également le souci de ne pas faire de sa nomination comme Premier ministre un thème de discussion supplémentaire : une femme à la tête du gouvernement central ou des gouvernements régionaux, en Inde, ce n’est pas exceptionnel ; mais son origine étrangère était devenue un sujet de controverse, vive et parfois violente au sein de l’opposition, plus feutrée au sein même du Parti du Congrès.

Quoi qu’il en soit, même si elle a refusé « avec humilité » ce que le président de l’Union indienne (actuellement un musulman) lui a proposé, ce que la majorité des leaders et des militants du Congrès la suppliaient d’accepter, c’est-à-dire de diriger les destinées de l’Inde, Sonia Gandhi peut être fière de ce qu’elle a accompli pour redonner de l’élan au Congrès et maintenir la dynastie Nehru au premier plan, fière de ce rôle de vestale politique et familiale, fière de l’exemplaire leçon que cette « étrangère d’origine » a voulu donner en jouant de toutes les ressources de la forte démocratie indienne.
Shining India, c’était un peu Bye-Bye Gandhi. Et dans sa majorité, le peuple indien a montré qu’en dépit des séductions modernistes de l’« Inde qui brille » et face au danger communautariste que représente le fondamentalisme hindouiste, les valeurs traditionnelles et la tolérance qu’incarnait le mahatma Gandhi restent profondément ancrées dans la culture indienne.

* Ancien ambassadeur de France en Inde (1987-1991), président de l’Association France-Union indienne, vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie franco-indienne.

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