À propos de l’Europe
Au moment où l’on célèbre avec faste et émotion le 60e anniversaire du D-day – le jour du débarquement américain en Normandie (6 juin 1944) -, quelle est la réelle signification de l’Union européenne (UE) ? Paraît-elle destinée à exister durablement ? Quel peut être son avenir ?
Les Européens ont pu penser un temps, au cours du second millénaire de l’ère dans laquelle nous vivons, que leur influence dominait les affaires du monde, tant en raison du succès évident de leur forme de civilisation qu’en fonction des échecs, voire de la disparition pure et simple, d’autres centres de pouvoir et de culture. Le XXe siècle a été marqué, dans sa première moitié, par des affrontements violents entre les principales puissances européennes luttant pour établir leur suprématie puis, finalement, pour assurer leur survie.
À mi-chemin du XXe siècle, le sort du monde n’était clairement plus entre les mains des Européens. Ceux-ci perdaient le contrôle des empires coloniaux et des pôles de présence – telles les concessions dites internationales établies en Chine et ailleurs – qui avaient assuré leur présence dans le monde entier. Les États-Unis, grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, s’installaient au premier rang des puissances, tant du fait des circonstances que de leur volonté propre d’étendre leur rôle et leur influence.
L’Union soviétique, ayant survécu à l’assaut nazi, menait une politique de conquête alliant la brutalité matérielle à l’idéologie communiste, menaçant l’équilibre précaire établi au lendemain de l’effondrement du IIIe Reich et de l’empire nippon. Menacés dans leurs positions nouvellement établies, provoqués dans leur rôle de fait de chefs de file et de protecteurs du monde démocratique, les États-Unis firent face et assumèrent des responsabilités qu’ils n’avaient pas recherchées. La guerre froide prenait naissance ; elle allait durer près d’un demi-siècle.
C’est dans ce contexte nouveau qu’a pris naissance le mouvement d’unification de l’Europe. Il est significatif que la France et l’Allemagne, qui s’étaient affrontées en trois guerres dévastatrices en soixante-dix ans, aient pris l’initiative de cette marche vers l’unité d’un continent dont l’histoire fut marquée par une infinité de conflits. Ces deux pays étaient conscients que la poursuite de leurs affrontements les conduirait inexorablement au désastre final, à la fin de leur histoire. Elles avaient déjà perdu leur statut de puissances mondiales et s’avisaient de l’exigence nouvelle qui leur imposait d’unir leurs efforts et de bâtir un destin commun faute de quoi elles seraient cantonnées à des rôles de figurantes dans l’univers nouveau sur le point de s’organiser. Ralliant à leurs initiatives nouvelles l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, elles mirent sur les rails l’Europe des Six, qui devint celle des Neuf, puis des Douze, des Quinze et, depuis le 1er mai, des Vingt-Cinq. Nul doute que les premières initiatives conjointes des Européens pour redynamiser leur continent aient dû beaucoup à l’aide américaine (le plan Marshall) et, paradoxalement, à la menace soviétique, les obligeant à la vigilance et stimulant leurs efforts.
La cohésion de l’Europe à travers son cheminement laborieux sur la voie de l’unité fut considérée comme un objectif prioritaire que les administrations américaines successives n’ont cessé d’encourager aussi longtemps que dura la guerre froide. Si la puissance soviétique fut tenue en échec en Allemagne (blocus de Berlin) et en direction de la Méditerranée orientale (pacte Atlantique), ce fut en raison de la dissuasion militaire des États-Unis et de leur détermination, démontrée en 1945 contre le Japon, à utiliser l’arme atomique en cas de nécessité. Pourtant, tout au long de la guerre froide, les dirigeants américains respectèrent les processus de consultation de leurs alliés et encouragèrent la naissance, puis les progrès, de ce que l’on a appelé la « construction européenne », conscients du fait que l’épanouissement progressif d’une forme d’unification des puissances démocratiques en Europe allait dans le sens profond des intérêts à long terme de leur pays.
Il fut providentiel pour l’Europe, on peut dire pour le monde, que se trouvèrent simultanément au pouvoir, dans les pays du continent, des hommes partageant une vision réaliste de la situation et décidés à conduire chacun de leur pays sur une voie nouvelle, excluant tout conflit, pour régler les différends, offrant une perspective commune, celle de l’Europe, pour dépasser les difficultés considérables auxquelles ils avaient à faire face.
Ce furent Jean Monnet et Robert Schuman en France, Konrad Adenauer qui marqua de façon indélébile la nouvelle Allemagne, Alcide De Gasperi en Italie, Paul Henri Spaak en Belgique. Tous firent de nombreux émules. Ils donnèrent naissance à l’Europe des Six, à laquelle de Gaulle, revenu au pouvoir et, initialement hostile, se rallia. Seules demeurent délibérément à l’écart la Norvège, l’Islande et la Suisse, cependant que les limites orientale et vers le Sud demeurent plus ou moins ouvertes.
L’unanimité des décisions devient à l’évidence de plus en plus difficile à réaliser. La paralysie menace- t-elle, risquant d’entraîner le désenchantement et de conduire à l’échec ? Cette question se pose avec acuité alors que Tony Blair, le Premier ministre britannique, vient d’annoncer la tenue d’un référendum dans son pays, après les prochaines élections, en 2005, sur l’approbation, ou non, de la Constitution qui doit redéfinir les conditions de fonctionnement de l’UE et dont il est espéré qu’elle sera approuvée par les vingt-cinq gouvernements dans les prochains mois. Sans vouloir interpréter les pensées ou arrière-pensées de Blair, on peut constater que les bookmakers anglais prennent les paris contre le succès de sa démarche à 6 contre 1.
Le difficile cheminement vers l’unification européenne s’est effectué en regard d’une attitude britannique marquée au mieux par l’indifférence sceptique et, plus souvent, par l’hostilité pure et simple. Cette dernière viendra-t-elle finalement à bout d’un projet qui aura porté l’Europe depuis près de soixante ans ? Il est impossible d’anticiper l’histoire des prochaines années. Faute pour les peuples d’Europe de dépasser leur individualisme et de s’unir pour protéger les valeurs et les intérêts qu’ils détiennent en commun, ils cesseraient de compter dans le monde. Une telle éventualité ne servirait les intérêts de personne.
Ce n’est pas le hasard qui a conduit les Européens du continent à chercher leur unité, gouvernement après gouvernement, échéance électorale après échéance électorale, c’est le sentiment profond d’un héritage commun à préserver et la reconnaissance de ce qu’ils ont en commun à valoriser et à offrir au monde.
Cela sera-t-il suffisant pour les convaincre de relancer la machine sous une forme appropriée ? Ils n’auront aucun encouragement américain à espérer pour l’avenir. L’administration américaine, quelle que soit sa couleur, n’aura aucune sympathie pour une Europe consistante et affirmant sa cohésion. Le temps de la guerre froide est bien terminé. L’évolution des États-Unis s’est accélérée sous l’administration Bush ; elle a commencé dès l’effondrement de l’Union soviétique. La politique étrangère a échappé au contrôle du département d’État et de ses soutiens traditionnels. Elle est désormais inspirée par les think-tanks conservateurs qui s’appuient sur les « évangélistes réformateurs », l’aide militaire des groupes de pression juifs et des milieux d’affaires. Le Pentagone est leur canal d’action. Prônant une Amérique militairement forte, ils entendent qu’elle utilise sa puissance sans égale pour imposer sa politique sans prendre en considération les points de vue de ses alliés. L’évolution démographique des États-Unis, différente de celle des pays européens et de plus en plus marquée par leurs composantes non européennes, est appelée à accentuer les différences entre les points de vue. Il est légitime de le regretter ; il est essentiel d’en tenir compte tout en préservant le mieux possible les intérêts communs et les valeurs partagées qui doivent durablement exister entre les deux rives de l’Atlantique.
Le cas de la Turquie illustre les différences de points de vue. Pour les États-Unis, l’alliance turque a été l’un des fondements du pacte Atlantique, et il est essentiel qu’elle soit consolidée par l’entrée du pays dans la communauté des amis européens. Ce point de vue est naturellement partagé par ceux qui ne conçoivent cette communauté que comme une zone de libre-échange. L’ambivalence des propos des partisans d’une Europe substantiellement intégrée, mettant en commun un ensemble croissant de responsabilités, a laissé se créer un malentendu. Pour ceux qui pensent que la notion d’État-nation qui a prévalu en Europe est dépassée par l’évolution du monde et qui en déduisent que pour continuer à peser dans l’univers les Européens devront plus ou moins s’unir, se confédérer, il n’est pas pensable de le faire avec des peuples dont l’histoire et la culture sont totalement différentes des nôtres. Il est essentiel pour l’Europe de définir clairement ses limites géographiques et de le faire dans le respect des préoccupations et des intérêts de ses voisins de l’Est et du Sud, très proches à de nombreux égards, et avec lesquels il nous faut consolider et rendre plus efficace notre solidarité. Il reste d’ailleurs beaucoup à faire pour construire une Europe crédible. Un certain délai sera nécessaire aux nouveaux membres de l’UE pour prendre la mesure de leur rôle présent et futur. Il n’y a pas de raison de penser qu’avec le temps ils ne feront pas leurs les préoccupations des membres plus anciens, fruits de l’expérience, quitte, bien sûr, à y apporter leur emprunt.
L’Europe, avec moins de 10 % de la population mondiale, n’a pas le luxe du temps pour mettre de l’ordre dans ses affaires et pour apporter sa contribution aux difficultés de ses voisins et aux problèmes du monde. Il lui faut élever ses débats au-delà des légitimes préoccupations de la vie quotidienne de ses habitants.
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