Monénembo chante l’épopée des Peuls

Plus de dix années de travail ont été nécessaires à l’écrivain guinéen pour raconter cinq siècles d’une histoire tourmentée à travers l’Afrique de l’Ouest.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

« Si tu veux trouver le Peul, cherche du côté du fumier » ; « Si dans la nuit noire une femme se vante de sa beauté, attends que vienne le jour avant de faire ses éloges » ; « À chacun sa part, c’est ainsi que le bon Dieu a créé le monde : la robe rayée au zèbre, la bêtise au Mandingue, les moeurs cinglées au Peul ! » Ces proverbes, disséminés à travers les quelque quatre cents pages de Peuls, le nouveau roman du Guinéen Tierno Monénembo, pourraient paraître inconvenants s’ils ne venaient d’un cousin de plaisanterie, le Sérère – membre d’une des principales ethnies du Sénégal avec les Wolofs et les Peuls, justement. Ils ne choqueront en aucune manière les Peuls, bienheureux de retrouver sous la plume de l’un d’entre eux plus de cinq cents ans d’une histoire tourmentée, guerrière et nomade, sur les rives des fleuves Sénégal et Gambie.
On ne cherchera pas à résumer Peuls : plus qu’un roman, c’est un chant, une épopée où se mêlent des centaines de personnages, où les légendes copulent avec l’Histoire pour restituer le quotidien magique du Fouta-Tôro et du Fouta-Djalon. « J’ai comblé les déficits de la réalité historique par un excès de fiction, confie Tierno Monénembo. J’ai tenté de dégager l’atmosphère psychologique et culturelle d’un peuple. Personne n’avait écrit ce livre-là. Les Peuls n’avaient jusque-là été abordés que sous l’angle ethnographique ou scientifique, je voulais réaliser une oeuvre lyrique. »
Cela n’a pas été une mince tâche. Cette somme – ce péplum, devrait-on dire – représente plus de dix années de travail. L’idée est née en 1993. « Comme beaucoup d’Africains qui ne connaissent rien de leur propre histoire, j’ignorais presque tout des Peuls », avoue l’auteur, qui s’est plongé dans de longues études documentaires pour combler ses lacunes. Il a passé trois mois au Niger et lu nombre d’écrits qui, souvent, se répètent. Deux textes lui ont été particulièrement utiles : L’Histoire du Fouta-Djalon, de Thierno Mamadou Bah, riche en anecdotes et détails pittoresques, qu’il a pu obtenir dans son intégralité, et Le Florilège au jardin de l’histoire des Noirs, de Shaykh Kamara. Mais il s’est aussi penché sur des inédits d’Amadou Hampâté Bâ et diverses archives.
Ensuite, il a fallu « digérer » la documentation et « faire en sorte que le fait historique devienne un espace romanesque ». Le projet de départ devait courir sur plus de deux mille ans d’histoire, depuis l’Égypte ancienne jusqu’à l’époque coloniale. Peut-être était-ce trop : l’éditeur ne souhaitait qu’un seul volume. Peuls commence donc en 1400 pour s’achever en 1896, car, depuis la colonisation, « il n’y a plus d’histoire peule ».
Pour prendre de la distance avec le côté grave de l’histoire, Tierno Monénembo utilise comme narrateur un Sérère, autorisé à tourner en dérision les travers du peuple dont il raconte les évolutions, les instants de gloire et les querelles. Jamais le passé n’est ici désincarné. Les hommes naissent, vieillissent et meurent. Ils ont des noms, parfois devenus rares dans le monde peul actuel. Ils s’appellent Yogo Sâdio, Wéla-Hôré, Diâdié, Dôya Malal ou Yala Tchôguel, puis Mamadou ou Oumar après l’islamisation. Les mères pleurent des enfants qui se déchirent dans d’interminables luttes fratricides ; les souverains lèvent des armées et tranchent les têtes de leurs ennemis ; les hommes défendent leur honneur jusqu’à la mort ; les femmes souffrent souvent des appétits de leur mari ; argent, pouvoir, amour, sexe et religion gouvernent un monde où les prophéties se réalisent toujours. Peuls, ce sont des centaines d’anecdotes, de vols et de batailles, des coups d’État, et un animal totémique, la vache. Une chronique racontée par un griot soûl de mots qui se laisse emporter par la litanie des phrases jusque tard dans la nuit. Et ce n’est pas un hasard si, parmi ses auteurs favoris, Tierno Monénembo cite Rabelais, « l’inventeur de la langue française ». On retrouve chez le Guinéen la même fascination pour ce qui compose, aussi, notre humanité. Chez lui, comme chez Rabelais, on mange, on défèque, on subit la loi de ses tripes. Mais là n’est pas le seul point commun. L’histoire du peuple peul a aussi une dimension politique.
Tierno Monénembo est né en 1947, à Porédaka, et il a connu les heures noires de la dictature de Sékou Touré. Ses séjours au Sénégal, en France, en Côte d’Ivoire, en Algérie ou encore au Maroc lui ont appris beaucoup sur les rivalités et les guerres qui opposent les hommes, leur appétit de pouvoir, leur égoïsme. « On ne fait pas de littérature sans abattre la figure du père. Mais ensuite, il faut se diriger vers quelque chose de plus intime » : aujourd’hui, il s’est un peu détaché du militantisme politique de ses débuts, quand on associait immanquablement son nom à ceux de Sony Labou Tansi, Tchicaya U Tam’Si et Williams Sassine, mais il reste un « militant de la mémoire ». Dans Peuls, l’auteur des Écailles du ciel et de Pelourinho a cherché à « replacer la notion d’ethnie dans son contexte normal ». « Dans le monde actuel, l’ethnie est une donnée tranchée, définie de manière antagoniste par exclusion de l’Autre. Autrefois, chacun définissait l’autre. Ainsi, le mot « Peul » vient du wolof et le mot « Sérère » vient du peul », explique-t-il, avant de poursuivre : « À l’époque, les contradictions d’État opposaient les chefs, désormais elles opposent les peuples. » Sans doute Tierno Monénembo a-t-il été profondément marqué par son travail sur le génocide rwandais, qui a débouché sur la publication de L’Aîné des orphelins, dans le cadre du projet « Écrire par devoir de mémoire » de Fest’Africa. Fustigeant le « tribalisme radiophonique » de triste mémoire, il assène d’un ton calme : « Si les Rwandais connaissaient leur histoire, il n’y aurait pas eu de génocide. Si les Ivoiriens connaissaient leur histoire, la notion d’ »ivoirité » n’existerait pas. »
Peuls, cependant, n’a rien à voir avec ces livres didactiques, revendicatifs ou engagés qui encombrent encore trop souvent la littérature africaine. C’est plutôt un éloge de l’oralité, raconté sur un ton personnel où l’humour le dispute à l’ironie. « Il faut apprendre à rire de soi pour survivre. Les Africains doivent s’essayer à l’autodérision », ajoute l’auteur, pour qui ce livre a été « un roman d’apprentissage », où la principale difficulté était de suivre ces « Peuls qui se déplacent tout le temps ». Maintenant que le livre est dans les librairies, Tierno Monénembo se souvient avec émotion des pièces de théâtre dans lesquelles il jouait, enfant, et souhaite s’essayer au métier de dramaturge. Et, pourquoi pas, proposer un scénario à un ami cinéaste sur les tourments d’un Africain de Paris pris au piège de ses contradictions. On n’en saura pas plus : « Histoire de Peuls, histoire d’idiots, tu ne sais jamais comment ça commence, tu ne sais jamais comment ça finit. »

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