Ménage à trois

Entre la France et les États-Unis, le coeur de Bouteflika balance. Ce qui ne l’empêche pas de tirer habilement profit de la rivalité entre ses alliés.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Beaucoup étaient convaincus qu’Abdelaziz Bouteflika consacrerait l’essentiel de son second mandat au « front intérieur », au détriment de l’action diplomatique. Ils en sont pour leurs frais. Cinq semaines après son investiture, le 19 avril, le président algérien a repris son bâton de pèlerin pour un périple de quelque 12 000 km en terre africaine. Le 22 mai, il a participé au Sommet arabe de Tunis. Le lendemain, il était à Maputo pour la réunion du comité directeur du Nepad (le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique). Le 25, il faisait escale à Addis-Abeba à l’occasion du lancement officiel du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine. Et son programme du mois de juin n’est pas moins chargé. Le 8 juin, Boutef est en effet attendu à Sea Island, en Géorgie, il participera au Sommet du G8 en compagnie de ses pairs ghanéen, nigérian, ougandais, sud-africain et sénégalais. Il représentera l’Afrique lors de la journée consacrée au Nepad, le 9 juin…. Et pour faire bonne mesure, il se rendra le 24 juin en visite d’État à Rome. Qu’est-ce qui fait courir Abdelaziz Bouteflika ?
« Il se refuse à dissocier les actions en faveur du développement de celles destinées à promouvoir l’image de son pays. Pour lui, l’isolement diplomatique est tout aussi nocif que la léthargie économique », analyse l’un de ses proches collaborateurs. Il est certain que l’Algérie de 2004 n’est plus celle de 1999. Il y a cinq ans, elle était un pays paria, soumis à un embargo qui n’osait dire son nom : sa voix ne rencontrait guère d’écho sur la scène internationale. Elle est aujourd’hui membre (non permanent) du Conseil de sécurité des Nations unies, a retrouvé de l’influence en Afrique, multiplie les appels du pied à l’intention de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et rêve de coopérer avec l’Otan. Mais tout cela est insuffisant aux yeux de Boutef. Son credo ? « Consolider les acquis récents ! » Avec l’amélioration de la situation sécuritaire, l’augmentation de sa production pétrolière (850 000 barils/jour en 2000, 1,25 million aujourd’hui) et celle de ses réserves de change (33 milliards de dollars, à la fin de 2003), l’Algérie est redevenue une puissance régionale, un interlocuteur incontournable. Reste à en tirer le meilleur profit.
Le chef de l’État gère la rivalité franco-américaine comme un homme d’affaires en faisant jouer la concurrence. Il compte sur Paris pour accélérer la conclusion d’un accord d’association avec l’Union européenne (signé, mais non ratifié par la majorité des membres de l’UE), mais mise sur Washington pour élargir la coopération entre l’armée algérienne, préalablement modernisée, et l’Otan. Il prépare un traité d’amitié avec la France, mais négocie parallèlement la création d’une zone de libre-échange avec les États-Unis – mais « pas à n’importe quel prix », précise-t-on à El-Mouradia. Soucieux d’équilibre, Bouteflika s’est rendu aussi souvent aux États-Unis qu’en France, même si ce fut, à plusieurs reprises, dans un cadre onusien : il est très assidu aux Assemblées générales de l’organisation, à New York…
En revanche, la France a quelques longueurs d’avance sur les États-Unis en matière de visites ministérielles. Madeleine Albright et Colin Powell, son successeur à la tête du département d’État, ne se sont rendus qu’une seule fois à Alger, où Hubert Védrine et Dominique de Villepin, leurs alter ego français, étaient des habitués. Et la tendance se confirme, puisque Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Michel Barnier, le chef de la diplomatie, et Michèle Alliot-Marie, la ministre de la Défense, y sont attendus dans les prochaines semaines. William Cohen et Donald Rumsfeld, les deux derniers secrétaires à la Défense américains, n’ont jamais mis les pieds en Algérie.
Sur le dossier du Sahara occidental, le président algérien sait bien que sa position diffère de celles de ses partenaires. Le Maroc reste l’allié stratégique des Américains au Maghreb, et Jacques Chirac, sur ce point précis, ne fait pas mystère de son soutien aux thèses marocaines. Mais est-ce si grave ? « Contrairement aux idées reçues, affirme un membre du gouvernement, le Sahara n’est pas le centre de gravité de notre diplomatie. Pour nous, cette question est désormais du ressort du Conseil de sécurité de l’ONU. Son règlement passe par les instances internationales. »
« Réduire notre diplomatie aux seules relations franco-algériennes et américano- algériennes est une démarche malsaine, poursuit notre interlocuteur. La France est certes notre premier fournisseur, mais notre premier client est l’Italie. Les États-Unis ont investi 4 milliards de dollars dans les hydrocarbures au cours des cinq dernières années, mais notre principal partenaire dans ce secteur reste l’Espagne, par où transitera la majeure partie du gaz algérien à destination de l’Europe. De même, si la Russie équipe notre armée [un contrat de 1,2 milliard de dollars a été signé, le 30 mai, pour la fourniture de cinquante Mig-29], c’est la Chine qui réalise la plupart de nos nouvelles infrastructures de base. C’est cela le centre de gravité de notre diplomatie : la volonté de diversifier nos partenaires commerciaux, le souci permanent de ne dépendre de personne. »
Reste que, par la force des choses, Paris et Washington bénéficient d’un statut particulier. Comme Jacques Chirac, Bouteflika est un partisan du « multilatéralisme », mais il est contraint de ménager l’hyperpuissance américaine. Ainsi, les diplomates algériens ne cachent pas leur hostilité à la politique irakienne de l’administration Bush, mais leur gouvernement interdit toute manifestation de rue antiaméricaine.
À la passion qui continue de marquer les relations franco-algériennes – passion née d’une histoire commune et de la présence d’une forte communauté immigrée dans l’Hexagone – répond le pragmatisme des Américains, pour qui les intérêts économiques priment toute autre considération. Il arrive pourtant que ce trio infernal, ou ce « triangle imparfait » comme disent certains Algériens, soit sur la même longueur d’onde. Exemple : le G8.
Depuis Okinawa (Japon), en juillet 2000, le président algérien est régulièrement invité par le groupe des sept pays les plus développés (plus la Russie) à participer à son sommet annuel, en sa qualité de co-initiateur du Nepad. Boutef est ainsi parvenu à convaincre Chirac et Bush de se faire les avocats du projet de développement conçu par et pour les Africains. Une performance. C’est pour consolider cet acquis qu’il se rend à Sea Island, du 8 au 10 juin. Avec le Nigérian Olusegun Obasanjo, le Sud-Africain Thabo Mbeki et le Sénégalais Abdoulaye Wade, il va devoir présenter une évaluation de ce qui a été entrepris depuis le sommet d’Évian (France), l’an dernier, en matière de « bonne gouvernance », de lutte contre la corruption et d’identification des projets de développement. Par la même occasion, il va proposer la mise en place d’un mécanisme de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) chargé d’évaluer la tenue des engagements du G8. « Nous ne voyons pas d’objection à rendre des comptes sur notre action, mais à condition que nos partenaires en fassent autant », argumente un diplomate algérien proche du dossier. En ce qui concerne la lutte antiterroriste, en revanche, le triangle redevient « imparfait ».
Si le département d’État se félicite de « l’agressivité » de l’Algérie en ce domaine, la coopération entre les services algériens et français s’est beaucoup relâchée depuis les attentats du 11 septembre 2001. Sur certains dossiers, l’approche des deux pays est presque contradictoire. C’est le cas, en particulier, de la menace salafiste dans les pays du Sahel, que les Français minimisent, estimant qu’elle n’est agitée que pour justifier une présence américaine permanente dans leur zone d’influence, au Mali notamment. Alger ne partage pas cette analyse et Washington, bien sûr, encore moins.
La France ne reste cependant pas les bras croisés quand les choses tournent vraiment mal, comme le 9 mars, après l’attaque de la garnison de Zouerkat, au nord du Tchad, par des salafistes armés. Sollicité par N’Djamena (en même temps que Washington et Alger), Paris a aussitôt activé le dispositif Épervier afin de conditionner et de parachuter le carburant et les munitions envoyés par l’Algérie. Le triangle est peut-être imparfait, mais il se modifie au gré des circonstances.

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