Maxime Rodinson, le savant et le politique

Auteur de nombreux livres sur l’islam, l’orientaliste français est mort le 23 mai. Brillant intellectuel, il était aussi un homme d’engagement.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Si Maxime Rodinson a traversé le siècle, ce n’est pas seulement pour son âge – il est né à Paris en 1915 -, mais surtout par sa force de conviction, son travail et sa pensée. Je ne serais pas loin de la vérité si j’affirmais que ce grand sceptique a dû poser un regard faussement goguenard sur la mort, comme il ne cessa de le faire pour la vie. En observateur madré, il a réussi à partir presque aussi simplement qu’un visiteur du soir.
Avec Charles-André Julien, Jacques Berque, Vincent Monteil, Jean-Paul Charnay, Pierre-Vidal Naquet et, bien sûr, Louis Massignon, il fait partie de ces quelques penseurs à avoir délimité ce champ exceptionnellement fécond, celui de l’Orient – puisque la dénomination commune qu’ils se sont attribuée est orientalistes – et plus exactement le monde arabo-musulman.
Plus rationaliste que beaucoup de ses collègues, et peut-être plus désabusé, Maxime Rodinson s’est toujours tenu aux formes observables. Il n’a jamais transigé avec le travail du sociologue ou de l’historien, pas plus qu’il n’a fait alliance avec les partisans du dogme. Une telle posture intellectuelle lui permettait de regarder de manière critique les choses de Dieu, sans prendre part, ni directement ni indirectement, au banquet florissant des croyances. Patiemment, il a tissé son système autour de problématiques précises – Islam et capitalisme, marxisme et monde musulman, Mahomet -, mais aussi à partir des éclairages que lui offrait son engagement politique, ses prises de position, son regard acéré sur ce réel qu’il décrivait parfois dans ses livres et qui ne cessait de se transformer.
La première fois que mon attention fut attirée par la personnalité de Maxime Rodinson, après ses livres que j’avais eu le loisir auparavant de feuilleter à la bibliothèque de l’Université de Constantine, remonte aux années 1970. J’étais alors à Sciences-Po, rue des Saints-Pères, à Paris. Nos enseignants nous faisaient travailler sur le conflit israélo-palestinien. À l’époque, il n’y avait à ce sujet aucun prêt-à-penser. La judéophobie, Auschwitz, le ghetto de Varsovie et d’ailleurs, la Shoah étaient d’abord une affaire européenne. Il n’y avait aucune culpabilité à avoir, ni anathème à craindre, ni antisémitisme fantasmatique à nourrir, et les seules choses qui nous scandalisaient pouvaient également scandaliser tout être humain bien constitué. Nos ancêtres n’avaient-ils pas reçu avec une certaine élégance les Juifs, que ce soit à Thessalonique au temps des Ottomans lorsqu’ils étaient pourchassés de partout, à Istanbul, en Égypte, au Maghreb – Djerba, Nabeul, Marrakech – et même en Irak ?
Or une réflexion d’un confrère m’avait surpris : Maxime Rodinson, juif par ses parents russo-polonais, qui avait depuis longtemps surmonté son identité hébraïque pour lui substituer une identité complexe de communiste athée et de laïc parfaitement républicain, défendait mieux que ne le faisaient ses confrères arabes le droit du peuple palestinien à se doter d’un État et retrouver ainsi son autonomie et son territoire. Son point de vue sur l’État d’Israël anticipait d’un demi-siècle la militarisation actuelle telle qu’elle est voulue par Ariel Sharon et son lobby américain.
Cette bizarrerie éclaire d’un jour nouveau l’aptitude de l’intellectuel qui doit se décentrer de ses « trous noirs » que sont l’identité, la religion ou l’adhésion aveugle à une idéologie pour ne garder par-devers soi que les outils de la raison, les plus affûtés et les plus tranchants. À cet égard, Maxime Rodinson a été un grand intellectuel, avant de conquérir ses véritables lettres de noblesse avec des travaux aussi divers qu’inattendus sur les musulmans et sur leurs pratiques.
Son oeuvre est surprenante et atypique. Dès ses premières années de chercheur, il arpente les chemins de l’ethnologie et de la linguistique, avant de se spécialiser sur les similitudes que l’islam avait, semble-t-il, avec le communisme. D’où plusieurs écrits sur le marxisme et le capitalisme appliqués à la réalité multiforme de l’économie de bazar, qui reste la caractéristique principale de l’espace économique de la Oumma.
Au début des années 1940, Maxime Rodinson est fonctionnaire dans les services archéologiques de la France libre, à Beyrouth, et professeur de français à Saïda. Il apprend plusieurs langues anciennes, dont le turc, l’hébreu, l’arabe et l’éthiopien ancien (le guèze), avec son écriture très particulière et son phrasé. Se fondant sur une double approche scientifique, réflexion et lectures très fortes d’un côté, observation distanciée du terrain de l’autre, il allait très vite trancher sur le milieu ouaté des orientalistes de l’époque. Un révolutionnaire ! La plupart de ses écrits sur le monde arabe ou l’islam allaient rapidement devenir des références. Plus personne ne lui conteste désormais la clarté et l’intuition du Mahomet, publié en 1961 et réédité depuis, ni son autre thèse, La Fascination de l’islam (1980) qui préludait à la réflexion actuelle sur le dialogue entre Orient et Occident, ni encore son ouvrage à rebours concernant Les Arabes et que les Presses universitaires de France ont réédité depuis peu dans la prestigieuse collection Quadrige.
Mais aux grands travaux, que tous les laudateurs feignent d’avoir lu, je préfère de loin les petits articles, ceux de l’Encyclopédie de l’islam, ou encore, plus sûrement, ceux des revues spécialisées. L’article que Rodinson rédigea sur la cuisine reste un exemple d’équilibre et d’exégèse, mais il est encore plus mordant dans la préface qu’il consacra en 1982 aux Assassins de son alter ego anglais Bernard Lewis.
Ce tempérament rebelle, ce caractère et cette personnalité lui ont permis de se dégager à temps du bouleversement qui allait s’opérer au début du IIIe millénaire. De philosophe sceptique, Maxime Rodinson était peu à peu devenu désabusé et défaitiste, et parfois aigri au point qu’il ne répondait plus que par des hochements de tête et des dodelinements. Lui-même l’admettait : « Je n’ai plus que 40 % de clairvoyance par jour ! » disait-il à quelques confidents qui lui rendaient visite dans le très huppé 7e arrondissement, quelques mois avant sa retraite ultime du midi de la France.
Cela étant, il a été l’un des rares à avoir saisi la mutation qualitative qu’allait amorcer le petit monde des « spécialistes » de l’islam. La violence symbolique provoquée par les kamikazes de New-York était telle qu’une foule de prétendants issus de la religion de l’islam – marginalisés comme il se doit par le système autocratique qu’est devenue l’université française, – se sont emparés de la citadelle islamologique, en la débarrassant de ses vieilleries. Cette transformation radicale s’est faite par le biais de quelques maisons d’édition et grâce à la force pénétrante des médias : on voulait enfin entendre des chercheurs musulmans parler eux-mêmes de l’islam, chose qui n’est pas encore admise dans tous les cercles bien-pensants.
En outre, l’islam n’est plus le domaine réservé des sociologues des banlieues (la thèse misérabiliste) ni celui des « Tout- va-bien-madame-la-Marquise » (thèse lénifiante des rentiers et des retraités de la Coloniale). C’est une affaire nationale, qui, de plus, s’est offert le luxe, en quelques semaines, de se mondialiser. Les caciques de l’École pratique et de la Sorbonne qui croyaient tenir le système bien en main et qui rêvaient encore de remplacer au pied levé les Rodinson, les Berque, les Bourdieu, les Massignon en ont été pour leurs frais. L’ijtihad a changé de camp. Maxime Rodinson a bien compris cette mutation, lui qui n’avait aucune velléité particulière pour le pouvoir universitaire, mais seulement une tendre affection pour la puissance réformatrice des idées. Qu’il repose en paix.

* Malek Chebel, Fondation pour un Islam des Lumières, auteur du Dictionnaire amoureux de l’islam, Plon, 2004.

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