Maurice Audin trouve sa place
Il aura fallu attendre vingt-sept ans pour que Paris honore ce militant communiste mort en Algérie sous les tortures des parachutistes français.
Place Maurice-Audin. À Alger, c’est l’un des endroits stratégiques du centre-ville. À l’entrée du tunnel des facultés, les rues Didouche-Mourad et Michelet s’y rejoignent. Elle est large et très fréquentée. À Paris, une place Maurice-Audin a été inaugurée mercredi 26 mai par le maire de la capitale, Bertrand Delanoë, à deux pas de la Mutualité, au croisement de la rue des Écoles et de la rue Saint-Victor, au coeur du Quartier latin. Petit bout de bitume symbolique, calme et fleuri, qui rend hommage à la mémoire de ce mathématicien, membre du Parti communiste algérien (PCA), mort à l’âge de 25 ans sous les tortures des parachutistes français en 1957.
« En cette cérémonie plane l’ombre de Maurice, éternellement jeune, a indiqué l’historien Pierre Vidal-Naquet. Il ne s’agit pas de ranimer les braises de la guerre d’Algérie, mais il fallait qu’il y ait une place pour ce tout jeune homme dont la vie prometteuse fut brutalement interrompue », a-t-il tenu à préciser.
Pour l’historien algérien Mohamed Harbi, cette inauguration est un moment « inattendu ». « C’est une divine surprise de voir que, petit à petit, un certain nombre de faits traumatisants reviennent à la surface dans la sérénité. » La veuve de Maurice, Josette, 72 ans, aurait préféré « que ce soit la justice qui l’emporte ». « Les témoins de l’époque n’ont jamais été sommés de s’exprimer. Les autorités ne semblent pas capables ni en mesure de faire leur travail. Au début des années 1960, plusieurs municipalités communistes ont baptisé des rues, des places ou des écoles du nom de Maurice, mais, à Paris, le geste prend une ampleur particulière. »
Retour en 1957. Le 11 juin vers 23 heures, un groupe de parachutistes vient arrêter Maurice Audin à son domicile algérois, tandis que sa femme restera séquestrée jusqu’au 15 juin avec ses trois enfants en bas âge. Le mathématicien est emmené à la villa el-Biar, où il sera torturé à mort, notamment par le lieutenant Charbonnier, qui prendra sa retraite en 1981 auréolé de la Légion d’honneur. La seule version officielle jamais donnée est annoncée par les militaires le 21 juin : Maurice Audin se serait échappé d’une Jeep lors d’un transport et n’aurait pas été retrouvé. Il est déclaré « disparu ». Le 4 juillet, Josette dépose une plainte pour « homicide volontaire » qui aboutit à un non-lieu en avril 1962. Entretemps, en 1958, le livre de Vidal-Naquet, L’Affaire Audin, est sorti, démontrant comment le meurtre a été déguisé en évasion par l’armée.
Le 16 mai 2001, après les révélations du général Aussaresses, Josette dépose à nouveau plainte, cette fois-ci contre X pour séquestration. Non-lieu à nouveau. « Il ne reste plus grand-chose à faire, mais s’il y a encore la possibilité d’un recours, je le ferai. Les témoins meurent tous peu à peu, et les chances que la vérité soit réellement reconnue s’amenuisent », regrette-t-elle. Josette a adhéré au PCA, parti interdit et dont les membres sont traqués, en 1950 ; Maurice, en 1951. Ils se rencontrent en 1952 sur les bancs de la fac d’Alger et se marient quelques mois plus tard. « Nous étions conscients des risques, nous savions que des militants étaient arrêtés et torturés. Mais je n’ai jamais pensé que ça irait jusque-là. »
Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain, arrêté le 12 juin 1957 alors qu’il se rendait chez Audin, sera la dernière personne à le voir en vie. Torturé par les militaires dans la même villa, il croise Maurice, très affaibli, « le visage blême et hagard », qui lui glisse : « C’est dur, Henri. » Dernière phrase, immortalisée dans son livre bouleversant, La Question. Aujourd’hui, il se souvient de son ami. « Audin était de dix ans mon cadet. Il était de cette poignée d’Européens qui avaient pris position contre le colonialisme et qui se considéraient comme les fils légitimes d’une Algérie fraternelle et unie. Il était engagé dans la lutte pour la reconnaisance du droit des Algériens à être indépendants mais aussi du droit des Algériens d’origine européenne à avoir leur place en Algérie. Il faisait partie d’un cercle d’intellectuels qui participaient à toutes les manifestations. Josette aidait beaucoup à son combat. C’était un homme gentil, très doux, à l’écoute de chacun et plein d’humour. »
Le cas Audin fait la une des journaux lorsque, le 2 décembre 1957, le grand mathématicien Laurent Schwartz, avec qui Audin devait passer sa thèse de doctorat, organise la soutenance de ce travail in absentia, à la Sorbonne. Cette procédure dévoile au grand jour la pratique de la torture par l’armée française.
« L’inauguration de la place arrive à un moment qui n’était pas prévu, explique Henri Alleg. Alors que le monde entier est secoué par la façon dont la soldatesque américaine se comporte en Irak, la guerre d’Algérie revient en mémoire, et l’histoire de la France coloniale ressurgit. Cette place concourra à ce que les Français se souviennent de cet homme qui défendait le droit des peuples coloniaux à l’indépendance. C’est une chose importante à laquelle les jeunes générations pourront se référer. Je suis très heureux qu’on en parle aujourd’hui. »
Sur quelque 18 000 prisonniers arrêtés de janvier à septembre 1957, plus de 3 000 « disparus » comme Audin ont été répertoriés par Paul Teitgen, haut fonctionnaire, secrétaire général chargé de la police générale à la préfecture d’Alger. L’artiste plasticien Ernest Pignon-Ernest, qui a travaillé sur Maurice Audin dans le cadre de la récente Année de l’Algérie en France, résumait dans L’Humanité du 19 mai 2003 : « Dans sa singularité tragique, Maurice Audin incarne une exigence de vérité. […] Son martyre a symbolisé et symbolise encore les dérives, les monstruosités de la guerre coloniale et le courage, la dignité, les sacrifices de ceux qui se sont élevés contre cette guerre déshonorante pour notre pays. Tant que son corps n’aura pas été retrouvé, tant que la vérité n’aura pas été dite, son histoire reste à l’ordre du jour, exigeante, aiguë, vivante. »
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