La guerre des Grands Lacs aura-t-elle lieu ?

Vive tension entre Kinshasa et Kigali après la prise de Bukavu par des militairescongolais entrés en dissidence.

Publié le 7 juin 2004 Lecture : 7 minutes.

Viols, pillages, exécutions sommaires Pour les habitants de Bukavu, la guerre n’est qu’un éternel recommencement. Un bégaiement de l’histoire qui démontre que la transition que vit aujourd’hui la RD Congo reste placée sous le signe de la violence. L’édifice institutionnel élaboré au début de 2003 par les protagonistes de la crise sous l’égide des Nations unies demeure donc extrêmement fragile. Reste à savoir si la déflagration que constitue la prise de Bukavu le 2 juin par des militaires du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD, faction associée au gouvernement d’union nationale nommé le 30 juin 2003) entrés en dissidence menace directement le processus de pacification en cours dans l’ex-Zaïre. Et, plus largement, la paix dans la région des Grands Lacs.
Pour le président Joseph Kabila, il n’y a aucun doute. « Il s’agit clairement d’une agression de notre pays par les troupes rwandaises », a-t-il affirmé à la télévision nationale tout en décrétant la mobilisation générale. La réponse de Kigali ne s’est pas fait attendre. Niant toute implication dans la prise de Bukavu, le ministre rwandais des Affaires étrangères, Charles Murigande, s’est dit « choqué par cette déclaration sansfondement ».
« Dissidents » pour les uns, « rebelles » ou « mutins » pour les autres, les éléments du RCD qui ont pris le contrôle du chef-lieu du Sud-Kivu se réclament de la communauté banyamulenge, ces pasteurs rwandophones majoritairement tutsis qui vivent dans l’est de la RDC. Installés pour certains dès le XIXe siècle sur les collines du Kivu, ils revendiquent depuis l’indépendance la nationalité congolaise. Pomme de discorde avec le pouvoir central, cette question contribuera à affaiblir le régime mobutiste. De nombreux Banyamulenges rejoindront d’ailleurs les rangs de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), qui portera Laurent-Désiré Kabila au pouvoir en mai 1997. À peine un an plus tard, ils viendront grossir les rangs des déçus du kabilisme en se mobilisant de nouveau contre le pouvoir kinois. Noyau dur du RCD, ils bénéficient du soutien inconditionnel de l’Armée patriotique rwandaise, elle-même hostile à Laurent-Désiré, puis à son fils et successeur, Joseph. Bref, depuis le début des années 1990, les Banyamulenges sont en conflit ouvert avec Kinshasa, faisant du Kivu le véritable talon d’Achille de l’ex-Zaïre.
Pour la troisième fois en l’espace de sept ans, la RDC est au bord de la déflagration. Tout, ou presque, semblait avoir été mis en place pour l’éviter. Mais force est de constater que la transition politique censée conduire le pays à des élections générales en juin 2005 n’a pas vraiment changé la donne. Sur le papier, le contentieux semblait pourtant en voie de règlement. Selon les termes de l’accord global et inclusif signé entre les belligérants congolais le 17 décembre 2002 à Pretoria, la nouvelle armée congolaise devait intégrer les éléments rebelles du RCD, le mouvement s’engageant pour sa part à participer au processus de transition. Si le RCD a bien dépêché ses principaux leaders à Kinshasa, dont Azarias Ruberwa (lui-même banyamulenge), qui occupe l’un des quatre fauteuils de vice-président de la République, la formation de la nouvelle armée nationale est pour le moins laborieuse. C’est particulièrement vrai au Sud-Kivu, où la lutte d’influence entre les autorités kinoises et les chefs locaux du RCD est très vive.
Dernier épisode en date, la nomination en début d’année par le camp présidentiel du général Prosper Nabyolwa au poste de commandant de la 10e zone militaire, celle de Bukavu. Choisi par Joseph Kabila, celui-ci se voit flanqué d’un adjoint nommé par le RCD, le colonel Jules Mutebesi. Très vite, la collaboration entre les deux hommes se révèle impossible et la situation dégénère. Relevé de ses fonctions dès le mois de mars, Mutebesi conserve une influence certaine sur la troupe, essentiellement composée d’éléments du RCD. Si bien que le 26 mai il n’a aucun mal à mobiliser ses hommes contre la hiérarchie militaire. Le 31 mai, les soldats dissidents attendent même des renforts. Une colonne d’environ deux mille hommes arrive de Kalehe, à une soixantaine de kilomètres au nord. À sa tête se trouve le général Laurent Nkunda, autre officier dissident du RCD. C’est lui qui prendra la ville quarante-huit heures plus tard.
Le tombeur de Bukavu se dit lui-même proche des Rwandais. Ce Tutsi de 37 ans au visage émacié a commencé sa carrière militaire, comme beaucoup de ses frères d’armes, dans les rangs du Front patriotique rwandais (FPR), ex-rébellion rwandaise dirigée par Paul Kagamé, aujourd’hui président du Rwanda. Originaire du Nord-Kivu, Nkunda est théoriquement attaché à l’état-major général de l’armée, à Kinshasa, mais il a toujours refusé de rejoindre la capitale. Et affirme avoir pris Bukavu pour « sauver les Banyamulenges », communauté dont lui et le colonel Mutebusi sont tous deux issus.
Au-delà des rives du lac Kivu, la chute de Bukavu risque de susciter une onde de choc dont il est encore difficile de mesurer l’ampleur. Mais, d’ores et déjà, ses répercussions sur la région des Grands Lacs sont palpables. Jamais le processus de transition en RDC n’a semblé aussi menacé. Et face à cette situation explosive, personne n’est à l’abri.
Parmi les premières victimes de la crise figure le RCD, qui n’a jamais brillé par son unité et sa discipline. Sa représentativité au sein des organes de transition risque d’en être durablement affectée. La prise de Bukavu pourrait même « préfigurer une réforme en profondeur du RCD-Goma », écrit le journal Le Soft. Depuis sa création en 1998, ce mouvement a connu plusieurs dirigeants : Ernest Wamba dia Wamba, Émile Ilunga, Adolphe Onusumba, puis Azarias Ruberwa. Avec sa victoire militaire à Bukavu, « nul doute que le général Laurent Nkunda apparaît désormais au moins comme le nouveau chef militaire » du RCD. D’ailleurs, Nkunda a déjà tenté de se poser comme l’interlocuteur du régime de transition : tout en reconnaissant l’autorité de Joseph Kabila, il s’est dit prêt à évacuer Bukavu « sur ordre de Kinshasa », si la sécurité des Banyamulenges était assurée.
Autre victime de cette nouvelle poussée de fièvre, « l’espace présidentiel » en général, et le chef de l’État en particulier. Le pouvoir kinois peine à rétablir son autorité sur l’ensemble du territoire, et le Kivu n’est pas son seul souci. Le 16 mai, la nomination par Joseph Kabila du leader maï-maï Kisula Ngoy au poste de gouverneur du Katanga a mis le feu aux poudres à Lubumbashi. Le gouverneur sortant, le très populaire Gabriel Kyungu, membre de l’ethnie luba, elle-même en lutte contre les milices maï-maï, a aussitôt juré de rendre la province ingouvernable.
Ces événements viennent faire planer encore un peu plus le doute sur la validité de la feuille de route que s’est fixée le gouvernement d’union nationale. Et on imagine mal que des élections générales puissent être organisées d’ici à un an.
Enfin, la chute de Bukavu remet en cause le rôle de la communauté internationale dans le processus en cours. Sitôt la nouvelle connue, les condamnations ont afflué de partout. Du Conseil de sécurité à l’Union européenne en passant par la France, la Belgique et les États-Unis, les parrains du processus ont été unanimes. Mais sur le terrain, le rôle de la Mission des Nations unies en RD Congo (Monuc) s’est rapidement heurté aux limites de son mandat. Malgré le déploiement de 1 300 Casques bleus à Bukavu, le porte-parole de Kofi Annan, Fred Eckhard, a précisé que la situation sur place dépassait le mandat actuel du contingent onusien : « Celui-ci était fondé sur un accord de paix. Quand la guerre éclate, le rôle des Casques bleus s’arrête. » En effet, le contingent onusien, qui dit privilégier le dialogue, ne s’est pas interposé entre les belligérants. Il n’a donc pas eu recours au chapitre VII de la Charte de l’ONU, qui l’autorise à ouvrir le feu en cas de menace contre des civils ou contre le processus de paix. Une attitude jugée criminelle à Bukavu, où les habitants fustigent la « passivité » des quelque 1 000 Casques bleus présents sur place.
Le président Joseph Kabila lui-même a eu des mots très durs pour les troupes onusiennes, dénonçant « l’inaction et le manque de solidarité de la communauté internationale et des Nations unies. [] Malgré son armement et son mandat, la mission de l’ONU n’a pas empêché la chute de Bukavu. Elle se contente de procédures bureaucratiques, nous n’avons pas besoin de cela ». Comme pour justifier l’attitude des Casques bleus déployés dans l’est de la RDC, le secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix, Jean-Marie Guéhenno, a estimé pour sa part que la Monuc aurait probablement besoin de plus de moyens pour s’acquitter de sa mission. Pourtant, ceux-ci sont déjà plus que conséquents : l’opération onusienne est dotée de 10 800 hommes et d’un budget de 2 millions de dollars par jour !
Au-delà des polémiques, c’est une fois de plus la paix dans la région qui semble menacée. La paix sera pourtant au centre de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs, qui doit se tenir en novembre prochain à Dar es-Salaam. Organisée sous l’égide de l’ONU par Ibrahima Fall, le représentant spécial de Kofi Annan dans la région, cette grand-messe annoncée de longue date paraît aujourd’hui bien compromise.

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