Bob Denard, la vie du dernier des affreux en BD
Avec leur bande dessinée « Bob Denard, le dernier mercenaire », Olivier Jouvray et Lilas Cognet reviennent sur le destin d’un homme symbolisant à lui seul les crimes de la Françafrique à l’époque de la guerre froide et de la décolonisation.
Des comme ça, il n’en existe plus. Ou presque. Avec l’avènement des sociétés paramilitaires privées comme le groupe russe Wagner, le monde contemporain ne laisse plus guère de place aux aventuriers solitaires, imprévisibles, naviguant pour quelques valises de billets de coups d’état en coups de force, entre rébellions et troupes gouvernementales, selon le bon vouloir et les ambitions des services secrets. Acoquinés au capitalisme international, les mercenaires d’aujourd’hui n’ont plus de visage, mais ils seront bientôt côtés en bourse.
Bob Denard, mercenaire à la française, appartenait à une autre époque : il était né à l’heure de la grande crise de 1929, il est mort en 2007. Entre ces deux dates, il aura navigué dans les eaux les plus troubles de la politique internationale, en compagnie de bien des marchands de mort. Retracer le parcours de Robert Denard n’était pas chose facile : homme de l’ombre finalement vaincu par la maladie d’Alzheimer, il a emporté dans la tombe bon nombre de ses secrets. Et sans doute ceux qui furent ses employeurs s’en frottent-ils les mains avec une satisfaction gourmande !
Une vie de coups tordus
Pourtant, le scénariste Olivier Jouvray et la dessinatrice Lilas Cognet ont réussi, avec leur roman graphique Bob Denard, le dernier mercenaire, à raconter en quelque 132 pages toute une vie de coups tordus sans tomber dans la caricature facile ou la condamnation univoque. L’une des raisons de cette réussite, c’est le dessin : sobre et doux au début comme à la fin pour décrire l’enfance et la vieillesse du personnage, il est exubérant et puissamment métaphorique au milieu quand le mercenaire, parvenu au sommet de sa gloire, danse avec la mort.
Lilas Cognet a en effet choisi de le représenter en conversation fréquente avec un squelette, en une esthétique rappelant fréquemment celle du jour des morts, au Mexique. La seconde raison de cette réussite, c’est le scénario écrit par Olivier Jouvray, qui parvient à balayer l’ensemble du parcours de Bob Denard, depuis l’enfance sous la coupe de son père, Léonce Denard, ancien des troupes coloniales, jusqu’à la mort solitaire dans la nostalgie poussiéreuse et les souvenirs qui s’effritent. Sans mépris ni tendresse pour leur personnage, les deux auteurs décrivent son évolution, ses ambitions, ses échecs.
Nationaliste, machiste, rétif à la discipline militaire, Bob Denard est d’abord une jeune tête brûlée qui s’illustre dans des opérations un peu minables, une altercation dans un bar en Indochine et un complot foireux pour assassiner le président du conseil Pierre Mendès-France, au Maroc, qui lui vaut 18 mois de prison. « C’est Pierre-Mendès France le responsable, dit le personnage dans la bande dessinée. Tout le monde l’appelle « le fossoyeur des colonies ». C’est déjà ce traître qui s’était occupé de bazarder l’Indochine. »
Le rôle de Jacques Foccart est de garantir l’accès aux matières premières et d’offrir des débouchés aux grandes entreprises françaises
Si l’histoire de Denard est liée à l’époque de la guerre froide, elle est surtout façonnée par la décolonisation telle que la France l’envisage – notamment et surtout en Afrique. « Pour gérer les affaires africaines, de Gaulle fait appel à un de ses copains de maquis : Jacques Foccart, écrivent les auteurs. Son rôle est de garantir l’accès aux matières premières et d’offrir des débouchés aux grandes entreprises françaises. Il doit aussi maintenir des bases militaires partout sur le territoire africain pour conserver une capacité d’intervention étendue. Il doit enfin s’assurer du soutien des pays d’Afrique à l’ONU, pour conserver une forte influence internationale. »
Dans l’ombre des services secrets
Cette époque où naît la « Françafrique » sera celle de Denard et pour lui, elle commence véritablement dans la riche province congolaise du Katanga où, lors de la sécession de 1960, Moïse Tshombé fait appel à des mercenaires. Denard y arrive en 1961 et y combat jusqu’en 1963, au gré des demandes de Tshombé et des services français. Après un détour par le Yémen – du côté des royalistes soutenus par l’Arabie saoudite et les Anglais, contre les rebelles armés par l’Égypte – Denard retournera au Congo, travaillant encore pour Tshombé devenu Premier ministre, puis pour Mobutu après le coup d’état. Commence ainsi une longue carrière d’homme de main soutenu officieusement par les services secrets.
« Au Gabon, la France a réussi à placer son copain Omar Bongo au pouvoir, pour s’assurer un approvisionnement en pétrole, écrivent les auteurs. Denard est chargé de créer une garde présidentielle pour sa sécurité. Le Gabon devient une base arrière pour Denard et ses mercenaires, et le président lui confie même la gestion de grands domaines agricoles (…). En Guinée, [il aide] l’opposition au pouvoir socialiste du président Sékou Touré en formant des combattants volontaires dans un camp d’entraînement en France, dans les Landes, près de Dax (…). En Mauritanie, [il créé] la garde présidentielle de Moktar Ould Daddah, un autre “ami” de la France ». Etc.
Entre Bob Denard et les Comores, c’est une histoire qui va durer, le mercenaire prenant goût au pouvoir
Arrive ensuite l’année 1975, cruciale pour le mercenaire : aux Comores, il aide Ali Soilihi à renverser Ahmed Abdallah… avant de prêter main forte à Ahmed Abdallah, un peu plus tard, pour renverser Ali Soilihi ! Lequel finira abattu lors d’une prétendu tentative d’évasion. Entre le colonel Saïd Mustapha M’Hadjou, alias Bob Denard, et les Comores, c’est une histoire qui va durer, le mercenaire prenant goût au pouvoir. Jusqu’en 1989, où un faux complot visant à ternir l’image de l’armée pour favoriser la garde présidentielle aux ordres de Denard ne s’achève avec la mort d’Ahmed Abdallah.
Impossible de résumer la vie du dernier des affreux ? Jouvray et Cognet y parviennent avec pédagogie, sans abuser ni des raccourcis ni des simplifications. Surtout, ils prennent le temps de replacer chaque situation dans son contexte : enjeux économiques et politiques, ambitions personnelles, stratégies d’États. Au fond, ce qu’ils montrent, au-delà du destin romanesque du mercenaire, c’est la face sombre de la France à l’heure de la guerre froide et de la décolonisation. Et si l’homme est mort en emportant une bonne partie de ses secrets, nul doute que certaines des habitudes de son époque demeurent, au pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme ailleurs.
Bob Denard, le dernier mercenaire, d’Olivier Jouvray et Lilas Cognet, Glénat, 148 pages, 22 euros
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