Mariame Tighanimine : « Le voile est le vestige d’un passé où le patriarcat était la norme »

Cinq ans après avoir décidé de retirer son hijab, cette doctorante en sociologie d’origine marocaine livre dans « Dévoilons-nous » une analyse critique du voile, tout en s’élevant contre la stigmatisation des femmes qui le portent.

Mariame Tighanimine, doctorante en sociologie et autrice, le 13 octobre 2021. © Patrice NORMAND/Leextra

Mariame Tighanimine, doctorante en sociologie et autrice, le 13 octobre 2021. © Patrice NORMAND/Leextra

Publié le 6 décembre 2021 Lecture : 8 minutes.

Depuis qu’elle est apparue dévoilée en couverture de Différente comme tout le monde (Le Passeur, 2017), Mariame Tighanimine reçoit chaque mois des dizaines de messages de femmes qui s’interrogent sur leur voile. Au moment de la sortie de son premier livre, les femmes francophones de culture musulmane connaissaient déjà son visage, et son hijab, puisqu’elle avait cofondé, dix ans plus tôt, l’un des premiers pure players qui s’adressaient à elles, Hijab and the city. « Une démarche féministe, antiraciste et intersectionnelle pionnière », souligne aujourd’hui cette doctorante en sociologie de 33 ans.

Née à Mantes-la-Jolie, en banlieue parisienne, au sein d’une famille d’origine marocaine musulmane pratiquante, Mariame Tighanimine a porté le hijab pendant dix-huit ans, et a mis cinq ans pour passer de l’idée à l’acte de le retirer. Dans son nouvel essai, Dévoilons-nous, elle expose le coût psychologique, social et économique du voile pour les femmes mais s’élève contre la stigmatisation ou l’exclusion, notamment dans la société française, de celles qui le portent par choix. Elle préfère accompagner leur réflexion et l’étendre à tous ceux qui cherchent à explorer le sujet de manière apaisée. Entretien.

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Jeune Afrique : Vous défendez dans votre essai le principe d’un dévoilement « inclusif ». En quoi cela consiste-t-il ?

Mariame Tighanimine : C’est un dévoilement paisible, qui n’exclut pas de son milieu familial, social, la femme qui l’opère. Parmi les grandes craintes qu’ont les femmes qui portent le hijab et qui souhaitent le retirer, figure la peur d’être marginalisée par son entourage, souvent croyant et pratiquant, qui peut ne pas comprendre dans un premier temps le choix de se dévoiler et de se départir d’un objet qui a longtemps fait partie de notre vie, au point que tout ce qu’on fait, pense, dit, est systématiquement regardé par le monde extérieur à travers ce bout de tissu.

Les milieux antiracistes ont malheureusement fait du voile un catalyseur de luttes

C’est aussi un dévoilement qui n’est pas empêché, silencié, critiqué au sein des milieux antiracistes, qui ont malheureusement fait du voile un catalyseur de luttes, du fait de contextes particuliers où la parole islamophobe occupe énormément de place au sein des champs politiques et médiatiques. Même la crainte de nourrir l’islamophobie ne justifie pas qu’on puisse s’en prendre à des femmes déjà victimes de difficultés, notamment économiques, du fait de leur origine sociale, et de leur exclusion du marché du travail à cause du hijab. D’ailleurs, il ne suffit pas de le retirer pour que cette exclusion économique soit corrigée. Et puis, même sans voile, même en quittant la religion musulmane, une femme maghrébine reste susceptible d’être victime de discriminations.

Enfin, c’est aussi un dévoilement qui inclut la femme qui ne porte plus le hijab, sans oublier celle qui le porte toujours, dans la communauté des féministes. Le voile est un des deux sujets qui structurent et fracturent les mouvements féministes, que ce soit au sein des démocraties occidentales ou des pays musulmans autoritaires où il est imposé ou vivement encouragé. Au sein des démocraties, en France par exemple, il a été combattu par des femmes dont l’anticléricalisme primaire a fini par causer humiliations et vexations aux femmes voilées. Certaines féministes ont même instrumentalisé le féminisme pour exprimer un racisme crasse. Aujourd’hui, avec le féminisme intersectionnel et antiraciste, c’est différent et c’est tant mieux.

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Mais il ne faudrait pas que se substitue à un féminisme qui exclut, un féminisme naïf et superficiel qui ne serait pas critique de ce que font aux femmes les religions et leurs survivances. Pour qu’ils soient opérants et protecteurs, l’antiracisme et le féminisme doivent être séculiers, basés sur les faits, la science, l’Histoire.

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Dans Dévoilons-nous, vous expliquez que porter le hijab dans une démocratie peut avoir une incidence sur d’autres femmes oppressées dans le monde tout en défendant celles qui le portent par choix. Comment vivre ces contradictions dans un monde de plus en plus polarisé ?

On ne peut fermer les yeux sur le fait qu’il peut y avoir un lien entre porter le voile librement dans une démocratie séculière, et le porter sous la contrainte dans des pays autoritaires religieux. Il y a forcément une incidence, ne serait-ce que celle de participer à maintenir en vie ce mème qu’est le hijab.

On ne peut vouloir aider à sortir de l’emprise qu’est le voile en humiliant ou en excluant des femmes

Dire cela ne revient absolument pas à justifier les interdictions en tout genre et les violences verbales, symboliques et physiques que peuvent subir les femmes qui portent le voile en France. C’est juste reconnaître que si nous faisons aujourd’hui des connexions, des corrélations et même des causalités entre nos manières de consommer, de nous déplacer, nos décisions politiques, nos productions culturelles et intellectuelles au sein de nos pays privilégiés et libres, avec ce qui se passe ailleurs et particulièrement dans des pays où la pauvreté, l’autoritarisme et la religiosité font bon ménage, alors la position « Je ne suis pas responsable de ce qui se passe là-bas » n’est plus tenable. Qu’il s’agisse du voile ou d’autre chose.

Enfin, revendiquer l’universalité du féminisme, du sexisme et du patriarcat, avec évidemment des degrés différents, implique je pense une universalité de la sororité et plus généralement de la solidarité.

Vous dénoncez les anti-voile qui se cachent derrière l’universalisme, la laïcité ou le féminisme pour exprimer leur racisme. Le problème ne serait ainsi pas la critique du voile en elle-même, mais d’où elle vient ?

Je dénonce d’un côté des anti-voile strictement racistes qui instrumentalisent l’universalisme, la laïcité ou le féminisme pour exprimer leur racisme mais aussi leur sexisme crasse car après tout, c’est uniquement à des femmes qu’ils s’attaquent. De l’autre côté, je dénonce la maladresse des anti-voile sincèrement universalistes, laïques et féministes, mais qui s’y prennent mal. Les premiers ne m’intéressent pas. Ils me détestent, avec ou sans voile. Les seconds, qu’on retrouve beaucoup chez les enseignants par exemple ou les militants sincèrement de gauche, doivent comprendre qu’on ne peut vouloir aider à sortir de l’emprise qu’est le voile en humiliant ou en excluant des femmes. Il faut avoir une position équilibrée.

Je pense que le voile est le vestige d’un passé où le patriarcat était la norme partout dans le monde, et qu’il est intrinsèquement nocif pour les femmes qui le portent, indépendamment des réactions qu’il suscite. Mais je continue de défendre les droits des femmes majeures qui disent le porter par choix dans une démocratie, et je combats leur exclusion du marché du travail, des lieux de savoir et de loisirs, et de tout espace pouvant leur permettre d’élargir leurs horizons et de sortir de leurs milieux.

De nombreuses femmes colonisées se sont battues pour leur indépendance tout en s’opposant au patriarcat religieux

Je suis en revanche contre le voilement des mineurs, c’est très important de le dire. Mais ce n’est pas une raison de stigmatiser celles qui le portent au collège et au lycée. Ne pas l’autoriser est une chose. Le faire de manière agressive et contre-productive en est une autre.

Certains militants associent le dévoilement et la colonisation, invoquant par exemple les cérémonies de dévoilement organisées à Alger en 1958 par les autorités françaises…

Faire le lien avec la campagne de dévoilement en Algérie colonisée, c’est perpétuer la silenciation et la disqualification des premières concernées qui dès qu’elles questionnent et remettent en cause l’objet voile, reçoivent comme critique assassine « Vous faites comme les colons ». Rappelons que pendant la colonisation, de nombreuses femmes colonisées se battaient pour leur indépendance et en même temps, elles s’opposaient au patriarcat religieux.

Des résistantes algériennes avaient même courageusement assumé un explicite non au « double impérialisme », celui de la France et celui du patriarcat musulman. D’autres exemples dans d’autres pays existent. Il faut surtout dire que face à la complexité de l’histoire coloniale, les individus ont tendance à ne retenir, par confort mental ou malhonnêteté, des récits simplifiés, qui les arrangent ou arrangent leur bord politique.

Quand on est une femme musulmane qui pose un regard critique sur le voile, on risque la récupération par des personnes qui tiennent des discours de haine. Comment appréhendez-vous ce dilemme ?

Je ne l’appréhende pas car mon propos est clair et nuancé et qu’il ne convient pas aux esprits haineux. Je ne le porte plus depuis 2016. Je m’exprimais déjà publiquement sur le sujet et même sur la décroyance avant la sortie du livre. Mon propos n’a jamais été récupéré une seule fois. J’ai été sollicitée pour participer à des émissions télé et radio à grande audience, aussi bien pour parler de mon premier livre que du second. Mais ces émissions et ces programmes fracturent la société. J’aurais pourtant pu accepter par opportunisme, mais j’ai refusé d’y aller car on ne peut pas se plaindre de l’état du débat démocratique et politique en France et accepter des interviews et des échanges avec des polémistes professionnels.

Il faut empêcher les individus qui font commerce sur le sujet du voile de monopoliser l’espace médiatique

Il y a quelques semaines, le cabinet de Marlène Schiappa [ministre française chargée de la Citoyenneté] a voulu me parler. Je n’ai même pas répondu au mail. Pas parce que je suis impolie. Simplement parce qu’à un moment, il faut prendre ses responsabilités et assumer que non, on ne peut discuter avec une ministre qui alimente des paniques morales infondées et irrationnelles, surtout en temps de pandémie mondiale, et qui de plus seconde et crédibilise un ministre de l’Intérieur [Gérald Darmanin] très problématique pour les femmes.

Comment changer la nature et les formes du débat sur le voile, pour le rendre plus apaisé ?

En empêchant les individus qui n’ont aucune légitimité ou qui font commerce sur ce sujet de monopoliser l’espace médiatique. Les premiers ex-aequo dans la liste sont les politiques et les militants médiatiques. Ensuite, il faut poser comme préalable à toute discussion la distinction suivante : l’objet voile d’un côté, les femmes qui le portent de l’autre. Aussi, il faut du temps, de la nuance, de la rationalité, de la bienveillance et du respect. Il faut aussi de la modestie épistémique, et cultiver sa capacité à remettre en cause ses croyances pour son bien et celui de l’humanité. Et c’est vraiment ce que je souhaite qu’on retienne de ce livre qui n’a pas été écrit pour répondre à une actualité ou réagir à une énième polémique.

En plus de traiter sereinement la question du voile, il amorce un travail plus grand sur la décroyance à une époque où la complexité du monde nécessite que chacun de nous fasse preuve de flexibilité mentale face à la nouveauté. Nous sommes en plein contexte pandémique, l’antivaccinisme fait des ravages, il y a de nouvelles données sur l’urgence climatique… Tous ces éléments impliquent l’abandon de nos certitudes, de nos croyances limitées et limitantes, même celles qu’on a pu recevoir en héritage, pour notre bien et celui des autres. Il est vraiment urgent que chacun de nous puisse faire paisiblement cet exercice afin de s’émanciper, d’avancer, de devenir plus rationnels et plus libres.

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