Comment Abiy Ahmed a mis l’Éthiopie à terre
À son arrivée aux affaires, en 2018, le Premier ministre suscitait un immense espoir populaire. Mais trois ans plus tard, dont douze mois de conflit au Tigré, il est au bord du gouffre, entraînant son pays avec lui.
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René Lefort
Chercheur indépendant, spécialiste de la Corne de l’Afrique
Publié le 24 novembre 2021 Lecture : 5 minutes.
Quand le premier ministre Abiy Ahmed prend les rennes de l’Éthiopie, en avril 2018, elle est chancelante. En toile de fond, une question existentielle : comment les 80 « nations, nationalités et peuples » du pays devraient-ils s’organiser pour à la fois affirmer leur identité sans entraves et vivre côte à côte pour leur bénéfice mutuel ?
L’ancienne réponse, incarnée par le dernier « roi des rois », Haïlé Sélassié, était rude. Une main de fer au service d’une hyper centralisation autoritaire ; la négation de toute diversité, les composantes ethniques éthiopiennes étant sommées de renier leur identité pour essayer d’intégrer le groupe dominant : les Amhara. Après sa chute en 1974, et après l’intermède sanglant du Derg, l’élite tigréenne qui prend le pouvoir par les armes en 1991 prétend faire l’inverse : une fédération basée sur un découpage ethnique, chaque région disposant d’une très forte autonomie. Mais le tropisme « unitariste » l’emporte. Le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) impose à son tour son hégémonie. Dans les faits, le fédéralisme ethnique est un trompe-l’œil.
Les Tigréens ne représentent que 6 % de la population, les Amhara, un quart, et les Oromo, un bon tiers. Lorsque le tout puissant Premier ministre tigréen Meles Zenawi décède subitement en 2012, la pyramide du pouvoir s’effondre parce qu’elle reposait sur les épaules d’un seul homme. Dans ce vide, les rancœurs accumulées dans les régions de l’Oromya et Amhara mènent à un soulèvement populaire. Les jeunes, son fer de lance, crient : « À bas les Woyane », le surnom de l’élite tigréenne.
Foyer d’instabilité
Celle-ci comprend que son tour est désormais passé. Elle reflue vers son bastion tigréen et décide une série de réformes : droits humains, retour des mouvements d’opposition armée basés en Érythrée, libéralisation de l’économie. Les autres partis ethniques suivent. L’Éthiopie entre dans ce qu’on a appelé sa « transition démocratique ». Son symbole est l’élection d’un jeune dirigeant oromo, quasi inconnu jusque-là, Abiy Ahmed. Il suscite un immense espoir populaire, y compris chez les Tigréens.
Abiy avait hérité d’un État plus que centenaire, fonctionnel. Trois ans plus tard, il est à genoux
Mais trois ans plus tard, le pays est à genoux. Abiy avait hérité d’un État plus que centenaire, fonctionnel, même si les années précédentes l’avaient lézardé. Il est atomisé, phagocité par des coteries locales. Il avait hérité d’une des meilleures armées d’Afrique. Deux fois vaincues, en juin et en octobre, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il avait hérité d’un pays souverain. Il s’accroche désespérément à Issayas Afeworki. Comme le despote érythréen considère également le FPLT comme son pire ennemi, son armée rejoint celle d’Abiy. Ses services de sécurité sont omniprésents, jusqu’aux contrôles à l’aéroport d’Addis-Abeba. L’Éthiopie était le pilier de la stabilité dans la Corne. Elle y est devenue le foyer majeur d’instabilité.
Course au désastre
Des dizaines de milliers d’hommes sont décimés sur les champs de bataille. La guérilla de l’Armée de libération Oromo se répand comme un traînée de poudre. Au Tigré, 5 millions d’habitants (sur 6 millions au total) ont besoin d’une aide d’urgence, 400 000 personnes sont au bord de la famine. Le blocus imposé par Addis-Abeba ne laisse passer que 15 % environ des secours nécessaires. Pour Antony Blinken, secrétaire d’État américain, les « atrocités » commises au Tigré pourraient s’apparenter à un « génocide ».
Abiy Ahmed porte une responsabilité écrasante dans cette course au désastre. Sa popularité initiale conjuguée à la vague de démocratisation lui conférait une mission historique : réunir pour la première fois les représentants de toutes les « nations, nationalités et peuples » pour qu’ils s’accordent librement sur un futur commun. Il fallait de l’œcuménisme, Abiy Ahmed a exacerbé les divisions. Très vite, il rend les Tigréens responsables de tous les maux du pays, présents et passés. Ces accusations font mouche. La tension monte avec le FPLT. Finalement, Abiy lance le 4 novembre 2020 une guerre qu’il a voulue, et non subie comme il le proclame. Les troupes fédérales aidées de paramilitaires amharas et surtout de l’armée érythréenne entrent au Tigré pour une « opération de rétablissement de l’ordre » censée finir en quelques jours.
La vision du Premier ministre est archaïque. Même la force ne réussirait pas à l’imposer
Habité par une vision messianique – sa mère avait prédit qu’il deviendrait le septième roi d’Éthiopie – et une soif insatiable de pouvoir, Abiy se voit comme l’héritier des grandes figures impériales qui rendra à l’Éthiopie une mythique « grandeur passée ». Il a délibérément et violemment ignoré et réprimé les aspirations d’une grande partie des Éthiopiens, dont le FPLT est devenu le champion : un « vrai » fédéralisme ethnique.
Sa vision est archaïque. Même la force ne réussirait pas à l’imposer. La preuve : la coalition FPLT-ALO se rapproche de plus en plus d’Addis-Abeba, et pourrait sous peu étrangler voire prendre la capitale. La survie du régime ne tient plus qu’à un fil. Dans un geste aussi symbolique que narcissique, Abiy Ahmed vient d’annoncer qu’il part sur le front pour prendre la tête de son armée, comme si cela pouvait inverser le rapport de force. Les pays occidentaux, eux, demandent à leurs ressortissants non indispensables de partir immédiatement pour ne pas devoir revivre le cauchemar de Kaboul.
Bientôt hors jeu ?
Malgré ce parcours désastreux, les pays voisins et les grandes puissances occidentales se sont obstinément aveuglés sur ces dérives. Par séduction d’abord, par impéritie ensuite. Ils s’en sont tenus à une sorte d’obsession textuelle : tout changement de régime devait être constitutionnel. Ils ont postulé que Abiy devait être au cœur d’une solution négociée, alors qu’il n’en a jamais voulu et que son maintien au pouvoir enfonce l’Éthiopie.
Olusegun Obasanjo pour l’Union africaine et Anthony Blinken sont à la manœuvre diplomatique, mais peut-être trop tard. Les discussions piétinent. La coalition FPLT-OLA est sûre de sa supériorité militaire, tandis qu’Abiy Ahmed croit en un retournement miraculeux des armes grâce à l’effet de masse consécutif à une mobilisation générale.
Mais l’obstacle que représente le Premier ministre éthiopien est enfin patent. Blinken a imputé pour la première fois la principale responsabilité de la poursuite des hostilités à Abiy. Des personnalités à l’intérieur comme hors du régime se concertent pour le mettre hors jeu d’une façon ou d’une autre et lancer ainsi ce fameux « dialogue national inclusif ». Leur réussite apporterait la seule petite lueur d’espoir.
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