Tunisie : l’inquiétante dérive autoritaire de Kaïs Saïed

L’été dernier, le coup de force institutionnel du chef de l’État était salué par une large majorité de Tunisiens. Après moins de cinq mois, son désir irrépressible de décider seul de tout, au mépris des corps intermédiaires, fait craindre le pire.

Kaïs Saïed, le 26 juillet, après avoir ordonné la fermeture du parlement pendant 30 jours. © AFP

Kaïs Saïed, le 26 juillet, après avoir ordonné la fermeture du parlement pendant 30 jours. © AFP

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 25 novembre 2021 Lecture : 3 minutes.

En août 2021, immédiatement après l’offensive constitutionnelle du 25 juillet au cours de laquelle il s’était arrogé tous les pouvoirs, Kaïs Saïed était plébiscité par une large majorité de Tunisiens, 94,9 % d’entre eux déclarant lui faire confiance. Quatre mois plus tard, ils ne sont plus que 66 % à soutenir le président et 35 % à approuver la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, qui vient de démarrer son mandat. Mais cette amorce de désamour ne semble pas perturber l’homme de Carthage. Sans le dire, Kaïs Saïed s’est installé dans une idée de durée. Rien d’autre n’est envisageable et pour ce faire, il biffe d’un trait tous les corps intermédiaires qui pourraient lui rappeler les principes d’alternance en matière de pouvoir.

Approche populiste

Mais cela n’est valable qu’en démocratie, mot que Kaïs Saïed ne prononce jamais : il lui préfère la « volonté du peuple », une masse indéfinie dont il estime traduire les souhaits. Le président, qui s’est mué en redresseur de torts le 25 juillet, n’a pourtant pas exaucé les vœux des citoyens – qu’il a escamotés – tandis ces derniers faisaient place au peuple. Ce qui semble échapper aux analystes et aux citoyens eux-mêmes, si heureux de la mise à l’écart annoncée d’Ennahdha. Le président, sans consulter le peuple, qu’il considère pourtant comme son référent, décide finalement seul et engage ainsi le futur du pays. Il compte d’ailleurs sur une consultation à distance, qu’il assimile à un référendum, pour définir les priorités pour les Tunisiens et asseoir un peu plus une légitimité qu’il s’est déjà auto-octroyée en juillet.

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La révolution pour Kaïs Saïed n’est pas celle autour de laquelle la majorité s’accorde. Sans consulter personne, il considère que, pour le peuple, l’immolation le 17 décembre 2010 de Mohamed Bouazizi symbolise la révolution. Une approche populiste qui gomme l’émergence et le rôle primordial des syndicats, des médias et de la société civile dans le mouvement insurrectionnel qui a fait chuter le régime de Ben Ali le 14 janvier 2011. Une dangereuse réécriture de l’histoire qui installe, en catimini, l’ordre nouveau tel que le conçoit « le peuple » de Kaïs Saïed. Mais qui est ce peuple qu’il évoque à tout va ? Certainement pas celui de Agareb (Centre Est) qui refuse la réouverture d’une décharge et dont le président dit tout ignorer alors qu’il avait évoqué in situ cette problématique lors de la campagne électorale.

Petit à petit, un « à quoi bon » fataliste et la perspective de possibles « ennuis » prennent le dessus et poussent au silence.

Un arrière fond de morosité, une crise économique qui n’en finit pas, un pays paralysé et une absence de visibilité sur les étapes à venir découragent toute réflexion et rendent moins attentifs aux sorties de route. Petit à petit, un « à quoi bon » fataliste et la perspective de possibles « ennuis » prennent le dessus et poussent au silence.

L’arbitraire au nom de l’ordre et de la loi

La ministre des Affaires culturelles, Hayet Guermazi a ainsi interdit le 16 novembre des titres présentés à la foire internationale du livre de Tunis, dont certains avaient le tort de citer Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha. Du jamais vu, même du temps de Ben Ali. Cet exemple – sans compter les pressions sur les réseaux sociaux et les désagréments vécus par les médias –, suffit à raviver les pires craintes : celles d’un retour de l’arbitraire en préambule à un régime autoritaire qui ne dirait pas son nom et qui s’installerait au nom de la loi et de l’ordre. Évidemment, l’interprétation de ce qui constitue le désordre reviendrait exclusivement à Kaïs Saïed, surtout quand il est généré par son exubérante rivale, la liberté.

Les Tunisiens sont de nouveau des mineurs mis sous tutelle d’un président qui décide pour 12 millions de sujets qui pensaient être des citoyens.

En voulant imposer sa propre lecture du monde, son agenda, ses priorités et ses certitudes avec une tonalité complotiste insistante, Kaïs Saïed s’imagine répondre aux exigences populaires, en réalité bien loin des demandes, réelles et plus pragmatiques, de travail et de développement. Dans ce contexte, le gendarme interne que Ben Ali avait enraciné dans la conscience de chaque citoyen renaît de ses cendres et réinstalle une auto censure plus implacable que l’interdit explicite des lois.

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Les Tunisiens sont de nouveau des mineurs mis sous tutelle d’un président qui décide pour 12 millions de sujets qui pensaient être des citoyens. Sous le slogan « Le peuple veut » prend racine un terrible malentendu. Au lendemain du 25 juillet, certains, très minoritaires, craignaient de perdre les fragiles acquis de liberté. Les faits sont en train de leur donner raison.

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