Le vrai ATT

Cinq ans après son retour au pouvoir, Amadou Toumani Touré a été réélu, pour un second et dernier mandat, dès le premier tour de l’élection présidentielle. Non sans avoir pris certains coups. Portrait d’un chef d’État atypique.

Publié le 7 mai 2007 Lecture : 9 minutes.

Amadou Toumani Touré aura fait mieux que les 64 % des suffrages qui se sont portés sur son nom, à l’issue du second tour de l’élection présidentielle de 2002. En attendant la proclamation officielle des résultats, il est passé, le 29 avril, dès le premier tour du scrutin face à huit adversaires, nettement moins nombreux qu’il y a cinq ans (ils étaient vingt-quatre concurrents en lice), mais sans doute autrement plus remontés. Hier chef d’État élu sans parti politique, avec un Parlement dans lequel aucune formation ni coalition ne disposait de la majorité absolue, voici ATT réélu avec le soutien de l’Alliance pour la démocratie et le progrès (ADP, qui regroupe quarante-quatre chapelles dont l’Adema d’Alpha Oumar Konaré, aujourd’hui président de la Commission de l’Union africaine et bien loin des empoignades postélectorales). Et aussitôt contesté par les quatre candidats du Front pour la démocratie et la République (FDR, dont le RPM du président de l’Assemblée nationale sortante, Ibrahim Boubacar Keita, et le Paréna de l’ex-ministre des Affaires étrangères, Tiébilé Dramé).
À l’approche du scrutin présidentiel, le consensus qui a prévalu jusque-là a été rangé aux accessoires de la démocratie malienne. Pour les uns, il passe pour une rustine qui masquerait la corruption, le malaise de l’école et de la jeunesse, dont l’exil serait la seule planche de salut. Pour les autres, il a montré ses limites, neutralisé toute opposition, rendu sans objet tout débat. À leurs yeux, ATT, l’homme de la transition tranquille de mars 1991 à juin 1992, chercherait à placer « le pluralisme politique sous anesthésie ». Tous, il est vrai, s’en rendent compte un peu tard pour être véritablement crédibles. Mais c’est de bonne guerre – électorale – que de dénoncer les failles et les limites de l’équipe qu’on soutenait hier encore. De fustiger les promesses non tenues d’avenir meilleur, de tirer la sonnette d’alarme sur les errements de l’administration Et c’est tant mieux.
Tous cependant n’ont pas, pour principale préoccupation, un meilleur partage de la croissance d’une économie chahutée par la fluctuation des cours du pétrole et les difficultés de la filière coton. Et tous n’ont pas que ce souci – politiquement correct – de la sauvegarde de la jeune démocratie malienne. Celle-ci, somme toute, fonctionne, elle garantit la liberté, peut-être contrariée souvent par cet insatiable goût de la palabre que l’on connaît au Sahel et qui gagne du terrain un peu partout sur le continent. Ce penchant pour la rhétorique qui fait toujours (ou presque) crier certains à la « mascarade électorale », à « l’annulation du scrutin » et les pousse à en appeler à la mobilisation de la population – qui rechigne déjà à se rendre aux urnes -, invitée à « réclamer » la victoire qu’on veut lui « voler ». Le Mali le vérifie pour la quatrième fois depuis la chute de Moussa Traoré en mars 1991. C’est tellement devenu la loi du genre que cela en limite la portée. À Bamako comme ailleurs.

Sans surprise, Amadou Toumani Touré a été réélu dès le premier tour de l’élection présidentielle du 29 avril pour un second mandat. Et n’attend plus que la proclamation de sa victoire. Il reste donc à Koulouba, petit palais centenaire et tranquille qui abrite la présidence. L’endroit, une des collines qui domine Bamako, a un petit quelque chose de majestueux, mais reste simple et sans ostentation. Un peu à l’image du Mali. ATT y gardera ses habitudes : le sport et, surtout, la gymnastique (trois fois par semaine dans une salle qu’il a fait aménager), la lecture d’ouvrages biographiques ou d’histoire, la musique afro-cubaine, celle de son adolescence, qui ponctuent la vie ordonnée de ce général à la retraite de 59 ans. Le renouvellement de son bail tient autant à son bilan qu’à sa réputation de soldat de la démocratie qui n’est pas cependant sortie indemne de la campagne électorale sans concession menée par quatre de ses sept adversaires regroupés au sein du Front pour la démocratie et la République (FDR). Ils ont parcouru le pays pour présenter à leurs compatriotes un autre ATT que celui que le monde a découvert le 26 mars 1991.
Ce jour-là, au petit matin, le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré, chef de la garde présidentielle, prend la tête d’une junte militaire et renverse Moussa Traoré, au pouvoir depuis vingt-trois ans, coupable d’une sanglante répression dans un pays au bord de l’implosion. Quatorze mois (de mars 1991 à juin 1992), une Conférence nationale et des élections générales plus tard, il s’efface. Comme il s’y était engagé, ATT remet solennellement le pouvoir au vainqueur du suffrage universel, Alpha Oumar Konaré. Réconcilie nombre d’Africains, notamment une certaine jeunesse à la recherche d’une icône ou d’un idéal, avec le « pouvoir kaki ». Et gagne ainsi les galons de soldat de la démocratie que nul état-major ou commandement militaire n’aurait pu lui attribuer. « Un juste respect de l’ordre des choses », explique-t-il aujourd’hui. « L’immense popularité dont il jouissait, témoigne un de ses anciens collaborateurs durant la transition, lui semblait accessoire face à l’essentiel : la consolidation des institutions de la République. »
L’Histoire retient davantage cet ATT-là que le putschiste. Et celui-là n’est pas né coiffé, loin s’en faut. Pas plus que la vie ne l’a épargné. Quelques mois après qu’il a vu le jour à Mopti, la Venise du désert, le 4 novembre 1948, sa mère est emportée par une crise aiguë de malaria. Son enfance ne sera pas malheureuse pour autant. Sa tante, Modobaly Traoré, s’occupe de lui et son père, un commerçant prospère, l’entoure d’affection. Mais ne pouvant consacrer beaucoup de temps à son éducation, il le confie à un de ses frères, instituteur en poste à Tombouctou. Mopti-Tombouctou par le fleuve sera le premier voyage d’Amadou. Il y habite une maison située à mi-chemin de la célèbre mosquée de Djingaré Ber et du camp militaire.
Amadou partage son temps entre l’école coranique et celle de « nos ancêtres les Gaulois ». « J’écoutais le muezzin et je regardais les soldats, se souvient-il. J’étais fasciné par leurs uniformes, leur tenue, leur discipline, ainsi que par le sentiment de puissance qu’ils dégageaient. » Sans oublier le bel ordonnancement de leur sortie du camp, son moment préféré de la journée, celui d’un rêve encore confus. À force de n’avoir pour seul loisir que le passage des patrouilles militaires, Amadou finit par se dire : « Un jour, je serai militaire. » Mais sa famille nourrit d’autres ambitions pour lui. À commencer par son instituteur d’oncle qui lui propose de faire carrière dans l’enseignement et l’envoie à Bamako, à l’École normale secondaire de Badalabougou.
Parmi ses professeurs, un certain Alpha Oumar Konaré et son épouse, Adame Ba Konaré. Tableau noir, craie et pupitre n’emballent pas le jeune adolescent. Il s’ennuie ferme mais se fait une obligation de « tenir pour ne pas décevoir mon oncle ». Quand l’armée malienne, en 1969, une année après avoir renversé le « père de l’indépendance », le président Modibo Keïta, lance une opération de recrutement, Amadou quitte, sans regrets, l’École normale secondaire de Bamako pour celle, militaire, de Kati. Vingt ans plus tard, en 1989, il en fréquentera une autre, plus prestigieuse que les deux premières : l’École de guerre de Paris, après celle des troupes aéroportées de Riazan, à quelque 250 km de Moscou. « À Paris, sourit-il encore aujourd’hui, j’ai appris à réfléchir sur la stratégie, la politique de défense, la communication, les crises, mais on ne m’a pas appris à faire un coup d’État. Ce n’était pas au programme. »
De retour à Bamako en 1990, il retrouve son pays miné par une nouvelle poussée de l’irrédentisme touareg, un front social en ébullition et une revendication démocratique sans précédent, une situation quasi insurrectionnelle qui finit par rendre tout ou presque suspect. Assez en tout cas pour qu’Amadou qui débarque de Paris soit affecté à l’état-major de l’armée de terre sans fonction précise et sans bureau. Puis, sur intervention du chef de l’État, il retrouve un commandement au camp parachutiste de Djikoroni, dans la banlieue de Bamako. En même temps, il est responsable de la garde présidentielle, une position de choix qui lui sera utile le 26 mars 1991 pour débarrasser le pays de Moussa Traoré. Et respectera l’engagement pris quelques heures après le putsch de rendre le pouvoir aux civils. « Dès que la situation se normalisera et que, par des voies démocratiques, un président de la République sera élu », avait-il lancé.
Précision d’un témoin de l’époque : « Même s’il avait le pouvoir et la popularité, il n’a jamais perdu de vue que son statut est celui de chef de l’État et non celui de président de la République. C’est pourquoi il a refusé de résider à Koulouba ou d’y travailler. Il estimait que pour dormir à Koulouba, il fallait au préalable avoir la bénédiction de ses compatriotes. » Il a fini par y emménager. L’avait-t-il programmé ? En tout cas, son épouse Lobbo (« la Belle » en peul) Traoré assure que non. « Il a refusé que nous habitions Koulouba, dit-elle, et moi j’ai refusé de quitter mon poste de sage-femme à la maternité. » De fait, ATT a passé les quatorze mois de la transition dans des locaux situés au centre de Bamako, pas au palais. Et, ensuite, il s’en est allé sur la pointe des pieds pour s’investir dans l’humanitaire, comme le lui a suggéré la mère de ses trois enfants.
Dans sa croisade contre le ver de Guinée, il sillonne le pays pour rester au contact des populations et des cadres de l’administration locale. Il est promu général par son successeur, Alpha Oumar Konaré, en 1996, mais ses séjours dans les casernes maliennes se font néanmoins rares. Sa réputation de « soldat de la démocratie » dépasse les frontières du seul Mali. ATT est sollicité pour des missions de paix en Afrique et ailleurs : Burundi, Rwanda, Liberia, Centrafrique et Haïti. Il est reçu par tous les chefs d’État. À l’abri du besoin, grâce aux revenus de son épouse qui dirige alors une maternité, à sa pension d’ancien chef de l’État et à sa solde de général, il excelle dans l’art de trouver des financements pour ses projets humanitaires.
En 2002, Alpha Oumar Konaré achève son deuxième et dernier mandat. Quand ATT évoque la possibilité de se présenter à l’élection présidentielle, Lobbo Traoré émet quelques réserves : « Au-delà des contraintes de la charge, je redoutais une défaite électorale qui aurait écorché l’image de mon époux. La victoire n’était pas certaine en raison de l’absence d’un appareil politique pour mener une bonne campagne. » Convaincu qu’une société civile déterminée vaut la classe politique la plus efficace, ATT se lance dans la course. Il s’y prépare depuis son départ le 8 juin 1992. Méthodiquement. À sa manière : précautionneuse, pédagogique, réfléchie. En 1997, il a été tenté, avant de renoncer. Sur les conseils « amicaux » de quelques chefs d’État ? Pour ne pas embarrasser davantage son successeur, dont le premier mandat (1992-1997) fut particulièrement perturbé à cause d’une agitation sociale et politique récurrente ? « Qui a attendu cinq ans peut attendre dix ans », lâche-t-il un jour pour toute explication.
ATT va discrètement continuer à baliser le chemin qui mène à Koulouba. À quelques semaines de la présidentielle de 2002, il fait part de sa décision d’y aller, cette fois, à quelques chefs d’État dont certains sont restés des amis : le Sénégalais Abdoulaye Wade, le Burkinabè Blaise Compaoré, le Togolais Gnassingbé Eyadéma, le Nigérien Mamadou Tandja, le Congolais Denis Sassou Nguesso, le Nigérian Olusegun Obasanjo, le Tchadien Idriss Déby Itno et, bien sûr, le Gabonais Omar Bongo Ondimba. Jusque-là, par tempérament, par ruse ou par calcul, il privilégie le long terme, le temps de la réflexion, l’action en profondeur, un comportement que ses adversaires mettent sur le compte de l’indécision. Mal leur en a pris, mal leur en prend aujourd’hui encore.
Dix ans après avoir rendu le pouvoir aux civils et un mandat plus tard, voilà l’ex-général consacré par le suffrage universel. Non sans avoir pris de rudes coups, y compris bien avant l’ouverture des hostilités électorales, avec la parution, en septembre 2006, d’ATTcratie, un pamphlet dont le titre indique la cible – qui se refuse à répondre ou à porter plainte. Mais ne lui dites pas que le consensus qu’il a prôné lors de son premier mandat et que d’aucuns ont fini par dénoncer comme une « anesthésie de la vie politique du pays et un accaparement de tout ou partie de ses institutions » est fortement improbable pour le second. Il se refuse à cette idée.
Les virulentes critiques de ses rivaux du Front pour la démocratie et la République (FDR) ? La vivacité du débat durant la campagne ? Les déclarations incendiaires postélectorales ? Des paroles sans fondement pour lui. « Pour les avoir longtemps côtoyés, je connais bien les Maliens, rassure-t-il. Ils ne suivront jamais des pyromanes. Quant aux affirmations des uns et des autres, elles seront vite oubliées et pardonnées. » Mansuétude ? Propos d’un vainqueur au triomphe modeste ? Cela ressemble au personnage : tout en rondeurs, tout en esquives.

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