En banlieue, c’est-à-dire nulle part

Prenant une love story pour fil conducteur, le journaliste Chakib Lahssaini raconte la vie des habitants d’une cité de la région parisienne.

Publié le 9 mai 2007 Lecture : 4 minutes.

On parle beaucoup de la banlieue, en France, depuis quelques années, et ce n’est pas pour en dresser un portrait flatteur. « Zones de non-droit », « racaille », crimes sans châtiments, on finirait par croire qu’aux portes des villes françaises s’ouvre l’antichambre de l’enfer.
Si on veut pinailler, Mantes-la-Jolie, ce n’est pas la banlieue. Certes. Mais c’est tout comme : on y trouve aussi les grands ensembles qui secrètent la déprime, les ghettos, l’ennui et la drogue. Mais on y trouve aussi – ô surprise – des gens comme vous et moi, avec les mêmes joies et les mêmes craintes, les mêmes attitudes devant la vie, qu’elle sourie ou qu’elle grince, et sans doute les mêmes talents, même s’ils ont tendance, là-bas, à rester profondément enfouis.
C’est de Mantes-la-Jolie que nous parle Chakib Lahssaini. Ce jeune journaliste intitule son livre « récit » plutôt que « roman ». Peu importe l’étiquette. Ce sont plusieurs histoires qui s’entremêlent, tissées autour d’une love story qui prend, petit à petit, une émouvante consistance. Les histoires sont celles des personnages que rencontre dans sa ville le narrateur. À tout seigneur, tout honneur, il y a le père, « au sourire ambigu » : souriait-il vraiment ? Avait-il jamais été heureux, lui l’immigré illettré, qui « jetait ses yeux dans nos cahiers tous les soirs pour vérifier qu’ils portaient plus d’écritures que la veille » ? Et puis, il y a les fameux « grands frères ». « On les admirait, nos grands frères. Ils étaient beaux, grands et forts, ils avaient le permis de conduire Aujourd’hui, sans diplômes, ils errent de petit boulot en petit boulot. [] Une génération sacrifiée. »
Il y a Alice, brune, grande et superbe, une « Blanche de la campagne ». Lorsqu’elle lui parle de clocher ou de village, « c’est comme si on avait rendez-vous dans un autre pays ». Il y a Khalid, un copain d’enfance qui un jour se laisse pousser la barbe et s’affuble d’un kamis « c’est-à-dire la parfaite panoplie du bon salafiste ». Il faut dire qu’il vient de purger quatre ans de prison pour un hold-up raté. En prison, il a connu « la facilité avec laquelle on vous oublie, la solitude, les moments de désespoir et la bouffe dégueulasse ». Renié par son père, il veut maintenant « se rapprocher le plus possible du comportement du Prophète », ce qui est effectivement la définition du salafisme. Il y a Christophe, l’un des derniers « Gaulois » de la cité. Il y a Grosse-Bouffe, devenu éducateur, et qui représente une certaine forme de réussite sociale pour les « deuxième-génération ». Mais Grosse-Bouffe est désarmé en face des bandes de délinquants violents (la fameuse « racaille ») qui ne croient en rien et cassent pour casser.
On rencontre aussi les tablighis (« un banc de gars avec des kamis qui dépassaient de leur blouson ») qui veulent convertir les jeunes de la cité. « C’était comme si Aladin et les siens étaient de sortie. [] Y a quelqu’un qui a frotté une lampe ou quoi ? » Apparaissent aussi d’inquiétants zozos, les takfiris : « Tout leur était permis, le vol, le mensonge, le trafic de voitures, à la seule condition que les victimes ne soient pas musulmanes. » Quant à ceux qui ne versent dans aucun extrême, il leur reste à « apprendre à vivre avec le RMI, à renoncer aux achats, aux vacances, aux petites folies, à manger uniquement des kebabs ». Et pour boucler la boucle, il y a la mère, volubile, râleuse, hyperprotectrice : « Pourquoi dit-on mère juive ? Mère arabe, c’est encore plus fort. »
Chakib Lahssaini possède un talent certain d’écriture. Au hasard, ces jolies formules : « Elle m’a parlé de piano, de Mozart, de Beethoven et je l’ai laissée verser toute cette musique dans ma tête. » « Mes pensées sont mortes avant d’avoir franchi mes lèvres. » « Ils étaient tous là, ignorants érigés au rang d’érudits, comme si leur simple présence suffisait. »
Une petite restriction, toutefois, qui touche l’éternel problème du registre. Qu’un auteur en utilise plusieurs, pourquoi pas ? Rien ne l’empêche d’user d’un style soutenu pour peindre le monde puis de noter les dialogues dans la langue de ceux qui parlent, que ce soit un français « populaire » à la Céline, du verlan de faubourg, du dialecte berrichon ou provençal. Mais ce qui gêne, c’est lorsque l’auteur lui-même se croit obligé de placer quelques mots de verlan dans ses commentaires ou ses descriptions ; comme si ce jeune homme cultivé et sensible devait donner des gages, rappeler qu’il vient d’une banlieue. D’où ces mots qui tombent comme un cheveu dans la soupe : « depuis que j’ai arrêté de bédave », « je m’imaginais rentrer chez mes parents, foncedé », « j’allais crapoter en loucedé » C’est le contraire de l’attitude fière, hiératique d’un Jean Genet, s’appropriant et réinventant une langue classique et superbe pour parler des mauvais garçons. Heureusement, les exemples que nous venons de donner se trouvent tous dans les premières pages du livre. Par la suite, ayant ainsi montré patte noire, si l’on ose dire, Lahssaini redevient lui-même et pratique une langue fluide, simple (mais la simplicité n’est pas facile, tout écrivain vous le dira) et parfois intelligemment ironique.
Car il y a beaucoup d’humour, dans ce récit. Par exemple, quand le narrateur se présente : « Je m’appelle Daoud. [] Les autres [ses frères et surs] ont hérité de prénoms beaucoup plus académiques, genre Mohamed, Saïd, Hicham et Salima. » Il n’imagine pas n’avoir « personne pour vous défendre à la sortie de l’école. Une vie de Blancs, quoi ». Ou quand il explique que la pétanque n’est sans doute pas halal, puisqu’il s’agit de « balancer des boules à la poursuite d’un cochonnet » Tout cela augmente naturellement le plaisir de la lecture. Et comme on apprend beaucoup de choses et qu’on finit par s’attacher aux personnages, que faut-il vous dire de plus pour que vous alliez acheter ce livre, ou que vous alliez le voler dans une banlieue où l’on ne vous connaît pas ?

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