Boualem Sansal en liberté

Pour l’auteur du Serment des barbares, l’Algérie existait avant l’islam. Dans son dernier livre, il invite ses compatriotes à assumer l’intégralité de leur héritage historique. Et s’en explique à notre collaborateur.

Publié le 9 mai 2007 Lecture : 5 minutes.

Quand on l’observe, les deux mains dans les poches de son jean, les cheveux longs grisonnants, le buste en avant, le regard absorbé derrière ses lunettes cerclées, on dirait un jeune étudiant pétulant, heureux d’apprendre. Dans cette cour du Centre culturel français d’Alger, l’auteur du Serment des barbares (Gallimard 1999) est à son aise. Il vient ce mardi 10 avril partager un moment avec ses pairs à l’occasion d’une rencontre inédite entre écrivains algériens et subsahariens. Boualem Sansal est, ici, précédé d’une nouvelle réputation : il fait partie de ces 44 écrivains qui – avec Érik Orsenna, Édouard Glissant ou encore Alain Mabanckou – ont signé le « Manifeste d’une littérature-monde » (voir J.A. n° 2410) qui irrite tant l’institution francophone, parce que voulant s’en affranchir. Il n’en a cure. « Nous avons besoin de respirer, de voir plus loin, c’est tout. »
Sa parole est libre, sa figure respectée, son propos écouté. Voilà quatre ans (et quatre romans) qu’il s’est mis en accord avec lui-même. « Depuis le moment où j’ai été amené à quitter l’administration de mon pays pour incompatibilité entre l’exercice de mon statut de directeur général de l’industrie et celui d’écrivain. En fait, depuis le jour où j’ai affiché mes prises de position critiques sur l’arabisation de l’enseignement. D’ailleurs, c’est depuis ce moment que je me laisse pousser les cheveux ! » Ce soir-là, c’est-à-dire la veille des attentats meurtriers du mercredi 11 avril (voir J.A. n° 2414), on discute entre autres choses d’Alger poste restante, son pamphlet sorti l’année dernière (toujours chez Gallimard), mais surtout de son dernier opus, ce Petit éloge de la mémoire dont tout le monde parle et qu’on s’arrache à coups de photocopies ou de piratage sur Internet. Car, ici, aucun média ne l’a mentionné. Mais comme l’Algérie entière regarde la télé française, tout le monde est au courant.
« Ce n’est pas grave, les livres sont comme l’air, ils trouvent toujours un moyen de circuler au nez et à la barbe des gardiens, la preuve » Quatre mille ans d’histoire en 144 pages pour 2 euros, qui dit mieux ? « On ne le croirait pas, des dizaines de peuples sont aujourd’hui sans mémoire. J’entends la mémoire longue qui plonge ses racines dans le lointain. Tout le monde musulman est dans cette situation aberrante. L’islamisation de ces peuples s’est faite sur le reniement de leur passé. » Y a-t-il un mot pour désigner ce déni ? « Les musulmans qualifient leur passé antéislamique de djahiliya, c’est-à-dire l’ère des ténèbres et de l’ignorance. Ils refusent d’y regarder. Le musulman n’a d’autres histoires que celle de l’islam. »
Mais toutes ces traces archéologiques, ces vestiges Ils ne serviraient donc qu’aux touristes ? « Oui, ce patrimoine ne fait pas partie de l’identité nationale. Les musulmans se sont plu à effeuiller leur propre histoire à mesure que l’islam se fractionnait en écoles, en dynasties : sunnites, chiites, kharidjites, wahhabites, fatimides Chacun privilégiant ceci, effaçant cela. Et puis, comme on le faisait en Union soviétique au XXe siècle en convoquant après chaque retournement le Politburo, on décide de faire endosser toutes nos contorsions par les Maîtres de la vérité. »
En Algérie, où il réside, la mémoire collective est au plus mal. On le voit bien, lui le sent, il ose et écrit. Il s’emploie à trouver les mots pour convaincre, quitte à embrasser l’Histoire sans retenue. « Mes compatriotes ne se souviennent plus qu’ils sont des Berbères, des Africains présents dans leur pays depuis le Néolithique, ils se déclarent nés arabes venus en Algérie avec les vents de l’Islam, effaçant ainsi plusieurs millénaires de leur mémoire. »
Alors Petit éloge de la mémoire se propose de recoudre les morceaux. L’auteur le fait avec élégance, rigueur, simplicité. Sansal ne s’embarrasse pas de nuances, il vise juste, c’est tout. À 57 ans, il jubile de son statut inattendu d’« écrivain-sur-le-tard » tout en profitant du bien-être que procure la jouissance de la réflexion en apnée, les vertus de l’esprit en activité. Si le sien est fécond, rien ne dit que son influence est à la hauteur des risques personnels qu’il prend. « On voit en moi le révisionniste, le négationniste. On dit que j’attente à l’unité du peuple, à son histoire, à son honneur, et que je nourris de sombres nostalgies. » N’est-ce pas son ami Abdellatif Laâbi qui disait que les écrivains maghrébins ne sont tout au plus qu’une « rumeur » dans leurs pays ? « Eh bien, répond Sansal, je suis une rumeur scandaleuse un point c’est tout ! »
En attendant, il risque sa vie, en particulier quand il rejoint sa famille à Boumerdès, à 50 km à l’est d’Alger, une région où malgré un dispositif militaire sophistiqué rien n’a jamais pu être sécurisé. « Je vis un profond malaise. Je me sens comme le mouton noir de la bergerie. Alors, je suis invisible. Je vis dans le repli total. Lecture, télé, écriture sont les trois axes de mon emploi du temps. Heureusement, je voyage souvent et je ne regarde jamais l’heure quand je sors le soir. » Et puis le lendemain à 11 heures des bombes éclatent. Le pays s’arrête. « Triste ironie du hasard, j’écrivais une chronique autour de l’idée qu’il régnait sur terre comme une ambiance de guerre imminente »
Lui est convaincu que la violence va perdurer, et qu’en Algérie « le trio infernal nationalisme/terrorisme/islamisme a chassé la vie libre de l’espace public. Elle a reflué dans la sphère privée. Les Algériens sont parmi les plus gros téléphages du siècle. C’est la seule façon d’échapper au réel tout en regardant ailleurs. Vous avez vu les façades de nos beaux immeubles d’Alger : ils sont défigurés par les paraboles, tout un symbole. » La colère monte. Silence. « Je suis en train de tourner la page, je le sens. » D’ailleurs, pour la première fois, la plus grande partie de l’histoire (vraie) de son prochain roman (celle d’un ancien officier SS qui s’est réfugié en Algérie) ne se déroulera pas dans son pays mais en Allemagne.
Pour l’heure, l’ancien haut fonctionnaire d’État, ingénieur devenu écrivain, est encore sous le choc des attentats. Mais, serein, il explique simplement, calmement : « Cette maudite manne pétrolière qui aiguise les appétits et étend ses tentacules de la corruption empêche radicalement toute évolution positive. L’affaire Khalifa est là pour témoigner des ravages que peut produire la rencontre d’une rente aussi généreuse avec une classe dirigeante aussi pauvre en morale publique. » Tout est dit.

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