Une autre « marche verte » ?

Grands gagnants des dernières législatives, les modérés du Parti de la justice et du développement ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Peu importe qu’ils soient modérés ou radicaux, monarchistes ou salafistes. Ils sont de plus en plus présents. Ils – et surtout elles, car on voit nettement plus de voilées que de barbus – ce sont les islamistes, bien sûr. Les modérés du Parti de la justice et du développement (PJD) sont sortis grands gagnants des législatives de septembre 2002 en enlevant la majorité des circonscriptions dans lesquelles ils se sont présentés. Ils occupent aujourd’hui 42 sièges sur 325 au Parlement. Mais ils ne constituent que la partie émergée de l’iceberg, car les sympathisants du mouvement du cheikh Abdessalam Yassine, Al Adl wal Ihsane (« Justice et bienfaisance ») sont autrement plus nombreux…
Dopés par leur score, Abdelilah Benkirane (le leader du PJD), Mustapha Ramid (président du groupe parlementaire) et Saadedine Othmani (secrétaire général adjoint du parti) occupent le terrain médiatique et multiplient les provocations. Le Parlement leur offre une tribune et une caisse de résonance inespérée. Le PJD, seul grand parti à n’être pas représenté au gouvernement, veut incarner l’opposition responsable et constructive. Un positionnement judicieux. « Et ils innovent en matière de communication politique, explique Mouaad Rhandi, journaliste au Journal hebdomadaire. Ils ont été la seule formation à organiser une conférence de presse pour présenter leur bilan parlementaire à l’issue de la session d’automne. Ils n’acceptent pas l’absentéisme dans leurs rangs, discutent les points techniques pendant les débats sur la loi de finances, donnent l’impression de travailler, alors que les autres partis sont très en retrait. » Le PJD s’abstient d’attaquer frontalement l’action du gouvernement, mais ne se prive pas de dénoncer la « dépravation des moeurs » et les atteintes portées aux « fondements arabo-musulmans » de la nation.
L’organisation de l’élection de Miss Maroc, en novembre 2002, a donné lieu aux premières salves d’avertissements. N’ayant pas réussi à obtenir l’interdiction de la manifestation, ils ont eu cependant la satisfaction de voir les jolies postulantes défiler en caftans devant leurs juges et non pas en maillots de bain comme il était prévu. Le film controversé de Nabil Ayouch, Une minute de soleil en moins, qui comportait plusieurs scènes osées et n’a pu être diffusé dans les salles, a servi de prétexte à la plus vigoureuse sortie de Ramid. Stigmatisant un réalisateur « victime de son éducation française, qui n’a rien à voir avec l’éducation marocaine », le député islamiste en a profité pour dénoncer le rôle de la France dans la scolarisation des élites. Les établissements de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (« la mission ») scolarisent plus de vingt mille élèves, généralement issus des milieux aisés. Ramid a mis le doigt sur les contradictions du système éducatif marocain. Les élèves sortant de « la mission » avec 12 ou 13 de moyenne sont retenus en priorité par les facultés de médecine ou de sciences, et passent devant les Marocains scolarisés dans l’enseignement public, qui présentent pourtant les mêmes moyennes générales. « Cela paraît injuste, mais cela peut se comprendre, tempère un enseignant. Les disciplines scientifiques ont été arabisées au lycée. À la faculté de médecine, les cours sont en français. À moyenne égale, on sait que les élèves de « la mission » suivront avec moins de difficulté. Ramid est démagogue, le pragmatisme fait rarement bon ménage avec la politique. La cohérence voudrait qu’on revienne sur l’arabisation des matières scientifiques au lycée. »
La venue de l’humoriste français Laurent Gerra à Casablanca a également provoqué les protestations indignées des islamistes, qui accusaient l’humoriste (celui-ci dément) d’avoir tenu des positions sionistes. Leur minimanifestation, bizarrement organisée avec le soutien de l’Association marocaine des droits de l’homme, s’est soldée par une dizaine d’interpellations. Les autorités ont voulu montrer que les islamistes n’ont pas à s’ériger en censeurs. Il n’empêche. Leurs interventions répétées – toujours plus virulentes – dans le débat public ont suscité un réel émoi dans les milieux laïcs et progressistes. Mais si l’inquiétude face à ces dérives moralisatrices pointe, la peur ne s’est pas encore installée. Les gens continuent à vivre comme avant, à sortir et s’amuser. Les filles émancipées n’ont pas modifié leurs habitudes vestimentaires. Rien de comparable, donc, avec la situation préinsurrectionnelle de l’Algérie d’après les premiers succès municipaux du Front islamique du salut (FIS), en 1990.
Bien sûr, dans les quartiers défavorisés, où ils sont nombreux, les islamistes exercent une pression parfois étouffante sur « ceux qui ne pensent pas comme eux ». Les « frères » abordent les filles sur le mode du « ma soeur, tu es une bonne musulmane, tu ne penses pas que tu devrais porter le voile ? » Certaines cèdent, pour gagner leur tranquillité. Quitte à enlever le voile quand elles se fondent dans l’anonymat du centre-ville. Très actifs sur les campus, ils noyautent inlassablement les organisations étudiantes. Les deux mondes, laïc et religieux, très interpénétrés, cohabitent cependant correctement. Les couches conservatrices et libérales de la société ne sont pas encore montées les unes contre les autres, prêtes à en découdre. Les pessimistes n’excluent cependant pas des frictions plus vives à partir du mois de juin, au lendemain des élections communales et du triomphe annoncé des islamistes.
La « rue islamiste » a fait montre jusqu’à présent d’une certaine retenue dans la crise irakienne. Et personne ne redoute de sérieux dérapages, malgré les incidents mineurs qui ont opposé, dimanche 30 mars, à Rabat, manifestants et forces de l’ordre autour d’un McDonald’s… L’avant-guerre a été émaillé par quelques sages manifestations, mais le mouvement n’avait rien de comparable avec la lame de fond qui avait précédé la guerre du Golfe « I » et le million de Casablancais dans la rue, en octobre 1990. Résignation, conscience que rien n’infléchira un cours des choses décidé à Washington ? Il y a un peu de cela. Mais il y a aussi la volonté des dirigeants islamistes de ne pas placer les autorités marocaines dans l’embarras. Hostiles à la guerre, elles ont mis en sourdine leurs protestations pour ne pas déplaire aux alliés américains, dont le soutien est vital dans l’affaire du Sahara. Les islamistes se réservent pour d’autres batailles.
Le contexte international est à l’origine du regain de religiosité observé dans nombre de sociétés arabes modernes, en Tunisie par exemple. La communauté arabo-musulmane, blessée dans sa chair, en Palestine, en Afghanistan, en Irak, a tendance à se replier sur le noyau de son identité : l’islam. Le rejet de l’impérialisme et de l’esprit de croisade américain alimente directement la montée de l’islamisme. Mais le phénomène, s’agissant du Maroc, n’a que très marginalement contribué aux succès récents des « barbus ». Les progrès des forces néoconservatrices doivent s’analyser en premier lieu comme le résultat d’une dynamique politique « maroco-marocaine ». Les partis politiques traditionnels, en désertant les quartiers défavorisés, le gouvernement d’alternance, en échouant à améliorer les conditions de vie des plus pauvres, ont ouvert un boulevard aux sympathisants du PJD et d’Al Adl wal Ihsane. Alors que la démocratie réelle n’a que six ans d’âge, les électeurs ont déjà le sentiment d’avoir tout essayé. « Les gens sont déçus, mais nous n’avions pas fait miroiter des lendemains qui chantent, se défend le socialiste Mohamed el-Gahs, nouveau secrétaire d’État à la Jeunesse. Les gens ne s’imaginent pas l’ampleur du chantier et oublient que le royaume est un pays pauvre sans grands moyens, qui ne peut rattraper en cinq ans des décennies de gabegie. »
Mais il y a un autre problème, de nature politique, qui a puissamment contribué à l’émergence des islamistes. Le Maroc a « réussi » à accoucher d’une gauche, démocratique et socialiste, mais a « raté » sa droite. La multiplication de partis sans consistance ni audience, engendrés par l’administration, a causé un tort considérable. La sensibilité de droite, conservatrice, est majoritaire, mais elle n’a pas trouvé de représentants valables et elle a pu être récupérée par les mouvements religieux ultraconservateurs. Au lieu de retravailler leur identité et leurs idées, les partis de droite, y compris les historiques, ont commis la même erreur que certains de leurs homologues européens, et essayé de capter le vote contestataire en affichant des positions rétrogrades. Les électeurs ont préféré l’original à la copie. » Face à la menace potentielle que font peser les islamistes, la classe politique marocaine doit impérativement se ressaisir. Le temps presse…

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