Une autre Nakba ?

La mise sous tutelle américaine de l’Irak constituerait pour le monde arabe une catastrophe comparable à la création de l’État d’Israël en 1948.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Aux très rares personnalités dignes de confiance qu’ils ont consenti à « briefer » sur leurs plans de guerre avant son déclenchement, les Américains ont toujours dit ceci : nous ne prendrons pas Bagdad par un assaut frontal, nous l’encerclerons, attendrons que sa résistance se délite, puis pénétrerons en son coeur comme les Nord-Vietnamiens l’ont fait à Saigon en 1975. Ce scénario est-il en cours de réalisation ? Nul ne peut le dire tant la guerre est un exercice incertain, tout comme nul ne peut savoir si l’appel à « vaincre » et à « détruire les envahisseurs sous les murs de notre capitale », attribué à Saddam Hussein le 4 avril, est autre chose qu’un testament. Quelle que soit la forme prise par l’issue de ce conflit – dont le tournant militaire aura peut-être été l’écrasement, le 1er avril, d’une division entière de la Garde républicaine irakienne non loin de Kout -, il a d’ores et déjà profondément marqué l’ensemble du monde arabe, sans que l’on sache toutefois encore en quel sens : fierté retrouvée ou « real pessimisme », voire défaitisme aggravé. Voici pourquoi.

Arrogance. Rarement, la « rue arabe » (et musulmane) n’avait à ce point ressenti le mépris dans lequel on la tenait. Trois phrases suffisent. La première est de Shimon Pérès, ancien Premier ministre d’Israël, le 2 avril : « La victoire de la coalition va aider à libérer le monde arabe et l’ensemble des musulmans ; en ce sens, cette victoire sera aussi la leur. » La seconde est du très dangereux Richard Perle, ex-patron du Defense Policy Board du Pentagone, le 20 mars : « Ces gens [les Arabes] ne respectent que la force ; ne pas faire la guerre serait interprété par eux comme un signe de faiblesse. Ce serait le meilleur cadeau à Ben Laden. » La troisième est de Richard Burns, le « monsieur Monde arabe » du département d’État, quelques jours auparavant : « Seuls les pays arabes capables d’évoluer s’en sortiront ; les autres resteront sur le bord de la route et finiront par tomber. Le terrorisme est le produit de l’immobilisme. »
Joint à l’amplification de la propagande irakienne – mais aussi de la réalité des massacres « collatéraux » par la voie des médias arabes et au paternalisme humiliant de la politique du feed and kill (« nourrir et tuer ») pratiquée par l’armée anglo-américaine, ce type de phrase a eu des effets dévastateurs. De Nouakchott à Djakarta, l’opinion est unanime : il s’agit d’une guerre coloniale aux fondements idéologiques et économiques (le pétrole), inscrite dans un plan d’ensemble qui vise non pas à « libérer » le Moyen-Orient, comme le sous-entend Richard Burns, mais à mieux l’asservir. Après l’Irak : la Syrie, l’Iran et, à coup sûr, le « transfert » des Palestiniens…

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Résistance. C’est l’image inversée – et tout aussi nourricière – de l’arrogance. Une « mythologisation » accélérée de l’Irak et de son peuple, beaucoup plus que de Saddam lui-même, a eu lieu dès les premiers jours avec, en point d’orgue, l’image référence du paysan au keffieh dont le kalachnikov usagé a eu raison de l’hélicoptère Apache. Montée ou non, cette scène est entrée dans l’imaginaire. Enfin des Arabes qui résistent, qui n’abandonnent pas leurs godillots sur le champ de bataille. Pendant deux semaines, avant que ne surgissent les premières interrogations, la névrose de la défaite ancrée depuis 1948 s’est effacée comme par magie. Avec admiration, on compare les briefings de presse des deux adversaires : « Écoutez ! Les Américains parlent comme des Arabes et les Arabes parlent comme des Américains ! » Avec fièvre, on commente le départ pour Bagdad de quelques centaines de volontaires, réincarnation contemporaine des brigades internationales de la guerre d’Espagne. Avec jubilation, on commente à l’infini la dernière saillie du vice-président irakien Taha Yassin Ramadan contre le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Saoud el-Fayçal, lequel avait suggéré à Saddam Hussein de démissionner : « Va en enfer, tu ne portes même pas un nom arabe. Tu es un agent, un laquais. Tu es trop petit, tu es trop rien pour oser dire un mot sur le leader de l’Irak. Ceux qui se rendent seront balayés de la terre des Arabes. »
Reste que cette exaltation a aussi son revers, sur lequel comptent les cyniques de Washington et de Londres : si l’armée irakienne ne se défend plus (ou moins), si les leaders chiites donnent des signes de compromission avec l’envahisseur, si Saddam disparaît, alors réapparaîtront l’humiliation et le syndrome de la défaite. Occupé, sous loi martiale, l’Irak deviendra une autre Palestine, suscitant autant de prostration que d’écoeurement. Alors, « nous perdrons l’Irak comme nous avons perdu la Palestine. Perdre est une habitude chez les Arabes. C’est même une marque de fabrique » : la phrase, terrible, est de l’éditorialiste libanais Fouad Mattar, par ailleurs ex-hagiographe de Saddam Hussein. Quant aux régimes en place dans la région, ceux qui tolèrent les manifestations antiaméricaines comme on ouvre une soupape, en priant le ciel que la guerre ne dure pas, tous tablent sur le retour de la résignation chez leurs sujets. Il est vrai qu’ils haïssent Saddam (et se haïssent entre eux) infiniment plus qu’ils ne haïssent l’Amérique et Israël réunis.

Incohérence. Mais pourquoi donc fait-il ce qu’il fait ? Pendant deux semaines, Saddam Hussein a, semble-t-il, su manoeuvrer. Insuffler aux Irakiens et aux Arabes la conviction qu’ils devaient se battre non pas pour lui et son régime, mais pour son pays était un tour de force. Jouer sur la gamme combinée du nationalisme et de l’islamisme était une habileté prometteuse. Apparaître, disparaître, alimenter, comme en 1991, les rumeurs selon lesquelles il dormait dans une bicoque de banlieue et se promenait le jour au volant d’un taxi le visage enturbanné lui avait conféré une aura quasi mystique. Sa stratégie ? S’enfermer dans Bagdad, résister avec acharnement, infliger des pertes substantielles, attendre et pourquoi pas négocier sa survie avec un adversaire qu’il croyait, à force de regarder à la télévision les manifestations pacifistes, à force aussi de se répéter que les démocraties sont des États faibles, susceptible d’indécision, de sentimentalisme, de peur et de revirements. À quatorze reprises, lors de son allocution du 24 mars, il a répété à son peuple : « Sois patient. » Avait-il d’autre choix ? Et puis il y a eu, le 30 mars, cette décision incompréhensible, apparemment suicidaire de déployer trois divisions blindées de la Garde républicaine devant la capitale sans aucune protection antiaérienne ou presque. Parce que les soldats ont toujours un sixième sens pour détecter l’incohérence de chefs prêts à les entraîner au fond de l’abîme, surtout lorsque la vision de l’avenir de leur pays et celle de la victoire ultime leur échappent, ils ne se sont pas sacrifiés à la mesure de ce que leur raïs aurait espéré. Il est vrai que Saddam s’est toujours méfié de cette garde-là, qui, à la différence de la Garde républicaine spéciale, l’unité de loin la mieux armée, n’a jamais eu l’autorisation d’entrer dans Bagdad. Il est vrai aussi que les corps de l’armée irakienne sont beaucoup plus habitués à se surveiller entre eux qu’à combattre ensemble. Il est vrai, enfin, que Saddam est Saddam, c’est-à-dire un dictateur. Et sans doute est-ce là, la rue arabe dût-elle en désespérer, l’arme fatale entre les mains des envahisseurs.

* « Catastrophe » en arabe : terme par lequel
les Palestiniens désignent la création de l’État
d’Israël, en mai 1948.

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