Régressions

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Mettre le monde sens dessus dessous pour « libérer » l’Irak, est-ce un objectif crédible ? Il faudrait l’Armée du Salut pour s’atteler à une telle tâche. Les forces américaines ne sont pas, que l’on sache, une entreprise philanthropique. Et déclarer vouloir « pacifier » le pays tout en essayant de dresser les unes contre les autres les diverses communautés qui le composent, même une superpuissance comme l’Amérique ne saurait tenir une telle gageure. On oublie que le Kurde Saladin demeure, à travers les siècles, un des chefs de guerre les plus populaires dans le monde arabe.
Crier sur tous les toits qu’il faut compatir au sort de la jeunesse irakienne, minée par la maladie et la malnutrition, et voler à son secours en larguant des bombes qui tuent indistinctement enfants et adultes, civils et militaires – et qui privent des villes entières d’électricité et d’eau potable -, n’y a-t-il pas là contradiction ?
Mais s’attendre à être reçu avec des fleurs après avoir mis le pays à feu et à sang, c’est dénier au peuple irakien tout sentiment patriotique. Est-il mépris plus outrageant pour les Irakiens que de les croire prêts à pactiser avec l’envahisseur ? Du reste, on les avait bien prévenus : même si Saddam décidait de s’en aller, les forces de la coalition entreraient quand même en Irak. On ne pouvait être plus clair pour dire que le changement de régime n’était pas le principal objectif de cette guerre.
On découvre à présent que l’invasion de l’Irak a servi le régime qu’on voulait abattre. Elle a rassemblé tous les Irakiens autour d’une préoccupation commune : défendre la patrie, sauver l’honneur national en relevant le défi de l’occupation étrangère – notion primordiale pour toutes les composantes du peuple de l’Irak. Demain, si le pays est « libéré » de la façon dont certains l’envisagent, il y a fort à parier que la résistance s’organisera dans diverses régions. Ceux qui pensent le contraire commettent une erreur grossière. Erreur qui pourrait coûter cher s’ils continuaient à penser de la même façon concernant d’autres pays de la région.
Disons les choses clairement. Cette guerre ne saurait servir les intérêts américains. Tout le monde en convient, et beaucoup même en Amérique. En revanche, elle donne de ce grand pays une image indigne de lui, même auprès de ceux qui, depuis longtemps, lui témoignent respect et admiration. Elle le brouille, qui plus est, avec des amis de toujours. Elle dresse le Moyen-Orient contre la politique américaine et contre celui que Washington considère comme « un homme de paix » – lequel compte, dans l’actuelle administration, nombre de « likoudniks » convaincus, qui semblent parmi les principaux instigateurs de cette funeste guerre.
A-t-on pensé aux contrecoups politiques, sociaux et économiques d’une telle entreprise ? Ceux qui vont incessamment apparaître, mais aussi ceux, plus graves, qui se manifesteront à échéance, en Irak même et alentour. À moins que les éminents stratèges qui ont conçu et planifié cette guerre n’aient justement pour dessein de provoquer l’éclatement de la région afin de la soumettre à une instabilité chronique, empêchant ainsi tout relèvement économique et social, et enrayant tout effort de réorganisation susceptible de favoriser une rénovation politique – cette fameuse démocratisation que le discours officiel américain présente comme un des buts poursuivis par la coalition.

Messianisme délirant

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En fait, on connaît à présent les stratèges de cette machine infernale, ainsi que ceux qui, pour diverses raisons, poussent à la roue. Entre certains intérêts et certains desseins machiavéliques, en jeu dans la destruction de l’Irak et le démembrement de la région, le liant – plusieurs commentateurs l’ont montré – se trouve dans la psychologie du président Bush. Ce dernier est convaincu d’être investi d’une mission sacrée. Dans une allocution prononcée après le 11 septembre, il a eu un lapsus révélateur. S’agissait-il vraiment d’un lapsus, comme l’ont affirmé des officiels ? Toujours est-il qu’il avait dit « croisade » au lieu de « guerre ». Au tréfonds de son âme, il est persuadé que la lutte contre le terrorisme est une sorte de croisade qu’un décret céleste le charge de conduire contre l’« axe du Mal ». Le pôle majeur dans cet axe, on lui dit qu’il se trouve au Moyen-Orient. C’est l’islam. D’aucuns, autour de lui, rectifient : il s’agit de l’islam rétrograde. Mais y a-t-il pour ceux qui le « conseillent » un islam de progrès ?
Tous leurs propos convergent en un faisceau de vues pessimistes et de divagations dramatiques qui tiennent du délire. Ils pensent que l’antinomie entre la culture occidentale et chacune des cultures « décalées » – ils pensent surtout à l’islam – ne peut être réduite que par la force. C’est-à-dire par le domptage, la sujétion, l’entière soumission. Pour eux, l’Amérique est aujourd’hui menacée dans sa sécurité intérieure et son projet « impérial ». Le seul moyen pour elle de reconquérir la maîtrise d’une sécurité totale et de s’assurer une hégémonie tous azimuts, c’est la toute-puissance des armes qu’elle est seule à détenir.

Volonté de puissance

La démarche et les sombres projets des néoconservateurs qui ont l’oreille du président et qui, avec lui, se posent en néo-croisés sont autrement dangereux que ceux de leurs prédécesseurs médiévaux. Ils disposent de moyens de destruction fantastiques, qui peuvent provoquer l’apocalypse. Les passions qui les habitent confinent à l’obsession, au point que tout autre moyen que la guerre leur semble inefficace pour atteindre leurs buts. Ceux-ci se ramènent à certains intérêts privés et à une allégeance bien connue. L’une et les autres parfois conjugués, comme l’indique la récente affaire Perle (voir pp. 44-45). Ils tiennent pour vérité biblique que le terrorisme ne peut être éradiqué que par la dévastation des contrées qui lui ont permis de s’épanouir ou de trouver refuge.
« Vaste programme », comme on le voit. Il peut, demain, après l’Irak, mener vers d’autres champs de bataille. Les accusations lancées contre la Syrie indiquent l’impatience dans laquelle ils sont d’en découdre avec un pays qu’on n’a pu neutraliser par d’autres moyens. Il n’est pas indifférent de savoir que ces accusations étaient, quelques jours auparavant, publiées à Tel-Aviv par la presse du Likoud.
Un des théoriciens de cette vision néonietzschéenne du monde explique que c’est l’apanage d’un État puissant et déterminé que d’écraser tous ceux qui se dressent sur son chemin. Et c’est là aussi le summum de la modernité – par opposition à ce qu’il considère comme la veulerie de la « vieille Europe » en déclin. Ni ce théoricien, ni ceux qui lui emboîtent le pas ne se demandent si cette volonté de puissance et cette prétendue « modernité » n’ouvrent pas la voie à de graves régressions.

« Civiliser » à coups de canon

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D’abord, une régression morale vers une forme de christianisme intolérant – comparable à celui qui avait poussé Urbain II à entreprendre la première croisade, et Torquemada à organiser une inquisition qui reste une tache dans l’histoire de l’humanité.
Régression politique, aussi, vers l’âge de la canonnière, lorsque les maîtres du moment se croyaient tout permis et s’arrogeaient le droit de « pacifier » des contrées et de « civiliser » des « peuplades » à coups de canon.
Régression culturelle, enfin, qui n’est pas sans rappeler une époque, pas très lointaine, où l’Amérique des années cinquante a failli perdre son âme dans une chasse aux sorcières indigne de son peuple et de sa magnifique Constitution.
Comment, sinon, peut-on prétendre défendre le droit et la morale par des moyens qui les violent, sans sombrer dans des pratiques d’égoïsme et d’iniquité contraires à tous les enseignements du Christ ?
Comment, sinon, peut-on déclarer combattre le terrorisme, pour finir par se mettre à son niveau en lui empruntant ses moyens peu glorieux : l’intégrisme et l’intolérance ?
Si les intégristes qui ont planifié la tragédie de New York méritent d’être combattus, comment peut-on se résigner à provoquer les tragédies insoutenables que vivent, en Irak, tous les jours et toutes les nuits, des millions d’êtres humains ?
La guerre, à l’évidence, est une affaire trop grave pour servir de jeu à des cerveaux en déshérence. Si l’opinion, en Amérique, ne met pas fin à ce délire, c’est l’Amérique elle-même qui sera demain en danger. En danger de névrose et de déculturation. Et, avec l’Amérique, le monde entier.

* Ex-secrétaire général de la Ligue arabe.

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