Quand un « faucon » perd des plumes

Accusé par la presse d’avoir usé de son influence au sein du Pentagone pour servir ses intérêts propres, Richard Perle, l’une des éminences grises du président George W. Bush, a été contraint à la démission.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

La guerre en Irak vient de faire, côté américain, sa première victime collatérale : tombé dans une embuscade habilement tendue par les journalistes du New Yorker et du New York Times, Richard Perle (61 ans) a été contraint de démissionner de la présidence du Defense Policy Board (DPB). Sous réserve de possibles complications, sa blessure ne paraît néanmoins pas trop grave : il reste membre de cet organisme qui conseille le Pentagone sur les grandes questions stratégiques. Perle étant un « superfaucon », un « guérillero en costume sombre », comme il aime à se définir, pour qui aucun coup n’est assez tordu lorsqu’il s’agit de terrasser les ennemis de l’Amérique, personne ne se hasardera à le plaindre : ce sont les risques du métier.
Avec Paul Wolfowitz, son vieux complice, aujourd’hui numéro deux du ministère de la Défense, il est sans doute celui qui, à partir de 1998, a le plus influencé les conceptions géostratégiques de l’actuel président. À la demande de Condoleezza Rice, une amie de la famille Bush (qui dirigeait, à l’époque, l’université Stanford, en Californie), les deux hommes ont, avec quelques autres, pris en main la formation de l’ingrat rejeton, singulièrement sur le dossier moyen-oriental, dont, proches du Premier ministre israélien Ariel Sharon, ils sont d’éminents spécialistes. Avec un réjouissant cynisme, ils se surnommaient eux-mêmes les « Vulcains ». Vulcain, comme chacun sait, est le dieu (romain) du feu et du travail des métaux. Une sorte de forgeron originel. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : ils ont littéralement forgé, créé ex nihilo le personnage public nommé « George W. Bush ».
Patiemment briefé, celui-ci s’est ainsi découvert partisan résolu de l’hégémonisme américain, de la guerre préventive, du renversement de Saddam Hussein et du remodelage du Moyen-Orient. Pourtant, la tâche n’a pas été aisée. D’abord, parce que l’apprenti maître du monde n’a jamais manifesté des dons éclatants : avant que l’idée ne l’effleure de briguer la présidence des États-Unis, il ne s’était guère intéressé qu’au base-ball, n’avait que rarement porté ses regards au-delà des frontières poudreuses du Texas et ne soupçonnait que vaguement l’existence de pays comme l’Afghanistan. Ensuite, parce que Perle et Wolfowitz, pour faire prévaloir leurs vues, ont dû batailler pied à pied contre la pernicieuse influence des « réalistes » et des « multilatéralistes », nombreux au sein des administrations républicaines du passé : de George Herbert Bush, dans le rôle de la statue du Commandeur, à Henry Kissinger, en passant par Brent Scowcroft, James Baker et, bien sûr, Colin Powell, l’actuel secrétaire d’État. Même l’état-major des forces armées était (et reste) exaspéré par l’idéalisme dogmatique des faucons du Pentagone.
La plupart des généraux sont en effet plus que jamais partisans de la « doctrine Powell », expérimentée avec succès lors de la première guerre du Golfe : constitution d’une vaste coalition internationale, puis engagement sur le théâtre des opérations d’une force militaire disposant d’une supériorité « écrasante ». À l’initiative du général Downing, l’ancien conseiller de Bush pour la lutte antiterroriste, c’est une tout autre stratégie qui a été choisie, grâce à l’appui enthousiaste de Perle, de Wolfowitz et, bien entendu, de Donald Rumsfeld et du vice-président Dick Cheney. Partant du principe que l’American Way of Life est un modèle indépassable auquel aspirent, sans forcément le savoir, les peuplades opprimées du monde entier, il apparaissait logique d’estimer que quelques bombardements ciblés, deux ou trois opérations des forces spéciales et, pour finir le travail, l’intervention éclair d’une division blindée suffiraient à provoquer un soulèvement général et le renversement de la dictature ubuesque de Saddam Hussein. On sait ce qu’il en fut.
L’enlisement des Boys, pourtant beaucoup plus nombreux que ne l’auraient souhaité les faucons, dans les sables irakiens a provoqué, aux États-Unis, un retour de manivelle dont il est encore difficile de prévoir l’ampleur. Tout dépendra sans doute de l’évolution de la situation militaire. Quoi qu’il en soit, tandis que des renforts en hommes et en matériels sont acheminés à la hâte sur le terrain, les généraux montent au front… pour critiquer la « doctrine Rumsfeld » – dont le secrétaire à la Défense, qui n’a rien d’un intellectuel, est davantage le relais médiatique que le véritable concepteur – et exiger le retour à des méthodes plus éprouvées.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’affaire Perle. De quoi s’agit-il ? À la vérité, de pas grand-chose. Au moins en l’état des informations disponibles. Dans son édition du 17 mars, l’hebdomadaire The New Yorker, organe quasi officiel de la gauche libérale, révèle sous la plume du talentueux Seymour Hersh que le président du DPB a, le 3 mars, rencontré dans un restaurant de Marseille, en France, deux hommes d’affaires saoudiens : un certain Harb Saleh el-Zuhair et, surtout, Adnan Kashoggi, le célèbre marchand d’armes. On ne sait exactement ce qu’ils se sont dit, mais Hersh suggère qu’il pourrait avoir été question d’un éventuel investissement privé saoudien dans Trireme Partners L.P., une « société de financement de l’innovation » en matière de sécurité dans laquelle Perle possède des intérêts et dont il est l’administrateur. En échange de quoi ? C’est toute la question. Le prince Bandar, ambassadeur du royaume à Washington, parle de « chantage ». Le conseiller de Rumsfeld pourrait avoir promis de mettre une sourdine aux virulentes critiques américaines à l’égard de la politique saoudienne… Bien sûr, cela reste à démontrer, mais le seul nom de Kashoggi suffit à suggérer – et pas toujours à tort ! – de troubles et sulfureuses affaires : dans les années quatre-vingt, ne fut-il pas impliqué dans le scandale de l’Irangate ?
Le lieu du rendez-vous, également, étonne. Perle, l’un des plus implacables contempteurs de la politique française, sous-tendue, selon lui, par de sordides intérêts commerciaux, possède en effet dans le Lubéron, l’un des refuges estivaux de la « gauche caviar » française, à une centaine de kilomètres de Marseille, une maison dont, en dépit de la grave crise entre Paris et Washington, il n’a apparemment nulle intention de se défaire. En somme, il est venu en voisin. Quant à Kashoggi, il possède un appartement – luxueux, bien sûr – à Cannes…
Trois jours plus tard, deuxième temps de l’opération anti-Perle. Le New York Times, seul grand quotidien américain à avoir pris position contre la guerre, révèle que le président du DPB a accepté d’intervenir pour que le Pentagone donne son feu vert au rachat de Global Crossing, une entreprise de télécommunications aujourd’hui en règlement judiciaire, par Hutchinson Whampoa, un conglomérat contrôlé par Li Ka-shing, un milliardaire de Hong Kong. Ce qui aurait eu pour conséquence de confier à des mains étrangères le réseau de fibres optiques utilisé par le Defense Department. Montant de la commission du prestigieux lobbyiste : 725 000 dollars.
L’intéressé se défend bec et ongles, reproche à Hersh d’utiliser des méthodes proches du « terrorisme » – gravissime accusation par les temps qui courent ! – et annonce son intention de le traduire devant les tribunaux, Dieu sait pourquoi, britanniques. Il jure que le New York Times a interprété de manière tendancieuse son rôle d’intermédiaire entre Global Crossing et le Pentagone et s’engage à verser ses émoluments à un fonds d’aide aux familles des soldats tués en Irak. Très émouvant, même s’il aurait pu y songer avant. Par ailleurs, des journaux « amis » comme Business Week s’efforcent de dresser des contre-feux en révélant que d’autres « conseillers », notamment Henry Kissinger et Brent Scowcroft, ont un pied dans le privé et un autre dans l’administration – ce qui est de notoriété publique. Surtout, il espère que sa démission, promptement acceptée par Rumsfeld, mettra un terme à toute l’affaire. Résultat ? On verra. Sur le terrain médiatique aussi, le sort des armes est incertain.

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