Les semaines les plus horribles

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

L’invasion de l’Irak (« pour le libérer ») par les armées anglo-américaines est dans sa troisième semaine. Elle a déjà fait, selon les évaluations les plus sérieuses, quelque dix mille morts et blessés, civils pour la plupart, dont beaucoup de femmes et d’enfants : autant d’Irakiens que George W. Bush ne libérera pas !
Près de mille victimes par jour au total, dont 98 % d’Irakiens et 2 % d’Anglo-Américains.
Telle est, à ce jour, la performance de cette « guerre de libération » d’un nouveau genre qui s’achemine rapidement vers ses journées et semaines les plus horribles.
Le monde entier désapprouve – et regarde à la télévision, impuissant.

Leaders de la « coalition antiguerre », Chirac, Schröder, Poutine se taisent, s’abstiennent en tout cas d’agir pour tenter d’arrêter le conflit.
Chargé de faire respecter la charte des Nations unies, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan se tait, lui aussi ; en tout cas, il n’ose pas rappeler aux dirigeants des deux pays agresseurs les articles de la charte qu’ils ont transgressés sans états d’âme. L’article 2 en particulier (paragraphe 4) : les États membres de l’ONU « s’abstiendront… de recourir à la menace ou à l’emploi de la force… contre l’intégrité territoriale de tout État… »
Sur le sujet, Thomas M. Franck, un grand professeur (américain) de droit, ancien président de la Société américaine de droit international, écrit : « Rien dans la charte de l’ONU, ni dans les résolutions 687 et 1441 n’a de quelque manière que ce soit transféré à des États membres le pouvoir de décider unilatéralement de l’opportunité ou du moment de l’emploi de la force contre un Irak récalcitrant. Ces deux résolutions réservent ce droit au seul Conseil de sécurité… »
Les dirigeants des pays arabes ? Hormis le président syrien, ils se répartissent entre ceux qui collaborent plus ou moins discrètement avec les agresseurs, ceux qui marmonnent une vague désapprobation et ceux qui sont révulsés, mais se contentent de l’être en regardant les images de l’agression et de la résistance irakienne à cette agression, retransmises par la chaîne Al-Jazira.

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Il faut le constater et le déplorer : pour la première fois depuis la création de l’ONU il y a plus de cinquante ans, l’invasion d’un État membre de l’organisation par les armées de deux États membres – et fondateurs -, aidés de quelques supplétifs, se déclenche, se prolonge sur plus de deux semaines, va vers son terme sans susciter une condamnation formelle, sans provoquer une réunion du Conseil de sécurité qui demande aux agresseurs de s’arrêter et d’annuler les effets de leur acte.
« Selon que vous êtes puissant ou misérable… »
Ce n’est pas tout, hélas ! : grisé par sa puissance, l’agresseur principal, les États-Unis, pousse l’arrogance et l’inconscience jusqu’à menacer publiquement la Syrie, État voisin de l’Irak, de lui infliger le même sort si elle ne cesse pas d’apporter aide et assistance à la victime de l’agression.
Ainsi, sans susciter de protestation, l’agresseur en est arrivé à s’arroger le droit d’interdire à ceux des voisins et des « parents » de la victime qu’il n’a pas circonvenus de voler à son secours !
Tel est « le nouvel ordre mondial » que nous impose à tous cette administration américaine, dont nous subissons les errements depuis le début de l’an 2001. Et ce n’est pas fini : dans un an, George W. Bush entamera sa campagne pour se faire réélire… S’il est réélu, il disposera de quatre ans de plus, jusqu’en 2008, pour mener à bien l’entreprise dont il pense avoir été chargé…

Car il est convaincu d’être un « chargé de mission divine ». Pour comprendre sa démarche et prévoir la direction qu’elle va prendre, il faut tenir compte des données de base que voici :
– George W. Bush est un homme non dénué de qualités (sans cela, il ne serait pas arrivé là où il est), mais de niveau intellectuel très moyen.
– Il s’est entouré, pour l’essentiel, de collaborateurs encore plus conservateurs que lui, plus intelligents, plus expérimentés – et plus déterminés. Je les ai qualifiés ici, la semaine dernière, d’« allumés » : même s’ils se sont lourdement trompés sur l’Irak, ils continuent de mener la danse.
– Depuis le 11 septembre 2001, George W. Bush est sur un nuage : il croit qu’il a été mis au monde et au poste qu’il occupe par Dieu pour accomplir une mission transcendante : sauver l’Amérique (et le monde) de « l’empire du Mal » qui la menace.
Il croit également ce que son ami Ariel Sharon a dit de lui : « Si les États-Unis avaient eu un président comme lui il y a soixante-cinq ans, la tragédie de la Seconde Guerre mondiale aurait peut-être pu être évitée. »

Nous sommes, vous le voyez, en plein irrationnel, à la merci d’un mysticisme excessivement dangereux puisqu’il dispose des redoutables moyens de l’hyperpuissance : « Depuis l’Empire romain, écrit Joseph S. Nye, directeur de la Kennedy School of Government de Harvard, l’Histoire n’a pas connu de pays qui soit aussi puissant par rapport au reste du monde. Et il y a au sein du gouvernement américain de nouveaux unilatéralistes qui disent : nous ne pouvons pas permettre aux Lilliputiens qui nous entourent de nous enchaîner ; nous devons agir seuls si tel est notre intérêt. »
Ce véritable dérèglement se manifeste par ce à quoi nous assistons depuis plusieurs mois, et il y a lieu de craindre que ce ne soit qu’un début.

Tout laisse à penser que le rouleau compresseur anglo-américain va submerger Bagdad et que les forces armées du pays finiront par manquer de moyens (munitions, essence, soins aux blessés, etc.) leur permettant de continuer à exister sous une forme organisée.
Un très mauvais chef, quoi qu’en pensent les nostalgiques de Saladin, traînant la plus détestable des réputations, les aura menées au combat final, « la Mère de toutes les batailles », sans moyens adéquats et, surtout, sans alliés, sans profondeur stratégique.
Malgré leur courage et leur esprit de sacrifice, les Irakiens n’auront pas pu infliger de pertes significatives à l’envahisseur, ni l’empêcher de se muer en occupant.

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Lorsque Saddam Hussein aura été écarté, d’une manière ou d’une autre, les Irakiens auront été effectivement libérés de la pire des dictatures. Mais nous les verrons orphelins, déboussolés, à la merci de leurs envahisseurs-libérateurs et de ceux qu’ils auront amenés dans leurs bagages.
Certains résisteront, d’autres collaboreront. Scènes de violence, déballage inspiré et organisé par l’occupant, images d’humiliation, risques de guerre civile. Tel sera le lot des toutes prochaines semaines.
Quant à la région, elle sera secouée par l’onde de choc.
Et commencera pour elle, pour ses dirigeants politiques, l’ère des « dommages collatéraux » et de « l’effet dominos »…

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