Le scandale du siècle

Une enquête est en cours sur les activités de Khalifa Bank. Ses premiers résultats sont effarants. Il s’agit sans nul doute de la plus grave affaire de corruption depuis l’indépendance.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

En juillet 2002, Ali Benflis avait clairement annoncé la couleur : « L’année 2003 sera celle de la réforme du secteur bancaire. » Bien sûr, le Premier ministre savait parfaitement qu’il s’apprêtait à ouvrir un dossier explosif. Le plus délicat, assurément, de son programme de réformes économiques. Il y a trois mois, il a commencé à tenir parole. Et les ennuis ont aussitôt commencé pour le milliardaire Rafik Abdelmoumen Khalifa, patron du tentaculaire groupe qui porte son nom.
Dès le mois de septembre 2002, la Commission bancaire de la Banque d’Algérie lance un audit de toutes les institutions financières du pays, publiques et privées. Très vite, les inspecteurs affectés au siège de Khalifa Bank, à Cheraga, sur les hauteurs d’Alger, découvrent d’invraisemblables irrégularités : comptabilité approximative, bons de caisse non conformes et, surtout, opérations de commerce extérieur très peu réglementaires. Effarés, ils transmettent un rapport au gouverneur de la Banque d’Algérie. Mais il faudra attendre le 27 novembre, soit près de deux mois, pour que la Commission gèle les opérations extérieures de la banque. Pourquoi un temps de réaction aussi long ? « Le milliardaire était trop visible, estime un expert financier. Ses opérations de mécénat et de sponsoring des clubs de football lui avaient assuré une popularité incroyable. Il avait ses entrées partout, dans le monde politique comme dans celui des affaires, et il fréquentait des stars internationales… » S’agissant d’une affaire d’une telle ampleur, l’explication est sans doute un peu courte.
Mais il existe une deuxième version des événements, beaucoup plus ennuyeuse pour la Banque d’Algérie et la Commission bancaire. « Les grossières erreurs de Khalifa Bank n’ont pas été constatées lors de l’audit de l’automne 2002, mais plus d’un an auparavant, explique l’ancien patron d’un grand groupe industriel public. Or, plutôt que d’arrêter le massacre, certains hauts fonctionnaires de la Banque d’Algérie ont préféré prendre langue avec le milliardaire pour le convaincre d’entreprendre une vaste opération de nettoyage parmi ses cadres, ceux-ci étant au mieux incompétents, au pire corrompus. Après un entretien fort courtois, ils ont décidé de lui accorder un sursis d’une année. » Qui sont ces hauts fonctionnaires ? Ont-ils été rétribués pour leur complaisance ? « Si le gouvernement et le parquet décident d’aller jusqu’au bout, les enquêteurs ne se heurteront à aucune difficulté pour établir la liste de toutes les personnes impliquées dans cette affaire », estime notre interlocuteur.
Cette version des faits est corroborée par Brahim Hadjas, un banquier privé qui est loin d’avoir bénéficié de la même mansuétude de la part des autorités financières. Créé en 1996, son établissement, l’Union Bank, a en effet connu les pires déboires avec la Commission bancaire, pour des irrégularités beaucoup moins graves que celles pratiquées quotidiennement au sein de Khalifa Bank. Hadjas n’a dû son salut qu’au Conseil d’État, la plus haute juridiction algérienne, qui, à l’issue d’une longue et coûteuse procédure, a annulé toutes les sanctions prises à son encontre. Amer, le banquier affirme aujourd’hui être « en mesure de prouver que la Commission s’est acharnée contre notre banque pour favoriser une concurrente ». Khalifa Bank, explique-t-il, « n’avait de privé que le statut », elle était « aussi bien, sinon mieux, protégée que les établissements publics ». Hadjas, qui, quatre ans durant, est parvenu à dégager des bénéfices en dépit de toutes les tracasseries administratives, envisage, à la lumière de l’affaire Khalifa, de demander à la Banque d’Algérie une compensation financière de l’ordre de 2 milliards de dinars (20 millions d’euros).
Selon un proche du président Abdelaziz Bouteflika, « la création de Khalifa Bank n’a été possible que grâce à deux graves irrégularités des autorités monétaires. D’abord, elles lui ont accordé le statut de banque universelle, alors que son capital social, 500 millions de dinars, ne le permettait pas : il aurait fallu une somme deux fois plus importante. La nouvelle entité pouvait tout au plus prétendre au statut d’établissement financier. Ensuite, parce qu’elles ont fermé les yeux sur les conditions de la libération progressive du capital. Sur les 500 millions de dinars promis dans le dossier d’agrément, Khalifa n’en a libéré que le quart, soit 125 millions. Jusque-là, rien de scandaleux. Ce qui l’est davantage, c’est que les délais très élastiques qui lui ont été accordés lui ont permis de libérer le reste, beaucoup plus tard, avec l’argent des déposants. »
Hormis Brahim Hadjas, qui est résolu à saisir la justice, toutes les personnes citées dans cette enquête ont requis l’anonymat. La prudence de nos interlocuteurs se comprend. « Personne n’est en mesure de dire jusqu’où ira cette affaire, explique l’un d’eux. L’hypothèse d’un krach financier, qu’on évoque parfois, est peu vraisemblable. En revanche, il y a là beaucoup plus qu’un simple scandale financier. Il s’agit tout simplement de la plus grosse affaire de corruption depuis l’indépendance. Il est clair que des personnalités parmi les plus en vue vont être éclaboussées. Certains profiteront-ils de l’occasion pour régler de vieux comptes, politiques ou autres ? On ne peut l’exclure. »
En dépit de nombreuses sollicitations émanant d’épargnants et de déposants – voire de journalistes -, la Banque d’Algérie reste murée dans son silence. Heureusement, l’un des enquêteurs se montre plus prolixe. « Ce que nous avons découvert est inimaginable, explique-t-il. Par exemple, la rubrique « comptes divers » représente plus de 40 % du bilan, alors qu’elle devrait être inférieure à 5 %, c’est dire l’importance des irrégularités. Dans tout système financier digne de ce nom, de tels agissements auraient provoqué un retrait d’agrément immédiat. Mais on a laissé faire, et cette mesure est aujourd’hui très difficile à prendre. » Pourquoi ? Essentiellement à cause de l’importance des dépôts (même si on en ignore encore le montant exact) et de l’identité de certains titulaires de comptes : grands groupes publics, caisses de retraite, offices gérant le patrimoine immobilier de l’État… Bref, en raison du coût social d’une telle sanction.
Khalifa Bank constitue le coeur des activités d’un groupe présent dans de nombreux secteurs, qui, au total, emploie plus de quatorze mille employés (beaucoup moins, selon certains patrons algériens). Khalifa Airways, la plus ruineuse des filiales (plus de 200 millions de dollars de découvert auprès d’une seule agence de Khalifa Bank), desservait des localités enclavées dans cet immense pays qu’est l’Algérie (plus de 2 millions de km2). Bien entendu, ces dessertes étaient loin d’être rentables. En fait, la compagnie assurait presque une mission de service public. Ce n’était certes pas sa vocation, mais personne ne s’en plaignait. Après le retrait par leurs propriétaires de tous les appareils achetés en leasing, le reste de la flotte a été placé sous séquestre par Mohamed Djellab, l’administrateur provisoire de Khalifa Bank désigné par les autorités monétaires. Il s’agissait, selon celui-ci, d’éviter de voir disparaître les seuls actifs d’un débiteur nommé Khalifa Airways. Par ailleurs, la compagnie a été placée sous administration provisoire, ce qui a eu pour première conséquence le licenciement de plusieurs centaines de salariés.
Pour ne rien arranger, Moumen Khalifa, toujours cloîtré dans un palace londonien malgré les multiples citations à comparaître émises à son endroit, doit faire face à la fronde des employés d’une de ses filiales françaises. Une partie des effectifs KTV, la chaîne de télévision du groupe, a en effet engagé une procédure auprès des prud’hommes : leurs salaires ne leur ont plus été versés depuis le mois de février. Nommée directrice générale de la chaîne le 26 février, Djaouida Djazaerli, la propre tante du milliardaire, a déjà jeté l’éponge. Atterrée par la multiplication de mauvaises nouvelles en provenance d’Alger, elle a confié à l’une de ses proches que la famille Khalifa n’a rien à voir avec le trou financier (près de 1,5 milliard de dollars) de la banque. « Ce sont d’autres qui en ont profité », soupire-t-elle. L’avenir ? Elle ne se soucie déjà plus du devenir du groupe, mais craint pour la vie de son neveu, à qui elle conseille de venir s’expliquer devant la justice de son pays. Qui pourrait menacer Moumen Khalifa ? « Tous ceux qu’il a arrosés et qui ont intérêt à ce qu’il se taise à jamais. »
Quant aux travailleurs des différentes filiales, ils comptent se battre pour la préservation de leurs emplois. Organisés en comité de défense du groupe Khalifa, ils multiplient les actions de sensibilisation et de protestation. Un sit-in a ainsi réuni une centaine d’entre eux devant le Palais du gouvernement, à Alger. Leur objectif : obtenir du gouvernement le lancement d’une opération de sauvetage des quatorze mille emplois. « L’État est intervenu quand Air Algérie a eu des soucis de trésorerie, s’indignent-ils, pourquoi ne le ferait-il pas pour un groupe privé ? »

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