L’argent des émigrés
Les travailleurs expatriés transfèrent près de 100 milliards de dollars par an dans leur pays d’origine. Une manne dont la Banque mondiale prend la mesure seulement aujourd’hui.
Il aura fallu attendre les enquêtes sur le financement des réseaux terroristes pour que banquiers et dirigeants politiques prennent conscience de l’ampleur des flux financiers qui transitent des pays riches vers les pays pauvres exportateurs de main-d’oeuvre. Car la traque financière internationale ne se limite pas aux comptes offshore et autres comptes numérotés. Elle s’intéresse à tous les transferts officiels – ceux qui passent par la banque, la poste ou les établissements spécialisés -, mais aussi à ceux qui transitent par le secteur dit « informel », d’un parent à l’autre via un commerçant, un ami ou simplement par porteur : c’est la hawala. Plus rapide, plus sûr, ce système est aussi moins onéreux.
Non destinés à financer des guerres ou des trafics illicites, ces transferts d’argent ont fait l’objet d’une étude spéciale de la Banque mondiale dans son rapport sur le financement mondial en 2002, rendu public le 2 avril dernier(1). Les travailleurs émigrés de par le monde, explique-t-il, ont envoyé dans leurs pays d’origine 80 milliards de dollars par les circuits officiels, soit une augmentation de 30 % par rapport à 1997. D’autres études montrent que les transferts informels représentent quelque 20 millards de dollars(2). Mais aucune institution n’est capable de fournir des statistiques précises sur le nombre de ces opérations.
Le fait nouveau réside dans la prise de conscience de l’importance de ces flux et de leur rôle dans le financement des pays en développement. La Banque mondiale constate qu’ils augmentent régulièrement depuis une vingtaine d’années et continueront à progresser : 18 milliards de dollars en 1980, 48 milliards en 1995, 65 milliards en 2000. Les « mandats » varient en moyenne de 100 à 200 dollars par mois. Même s’ils sont destinés à 100 % pour la consommation, leur effet sur l’économie locale est bénéfique : il s’agit d’un apport en devises sans intérêt et non remboursable. Champion du monde des pays bénéficiaires de cette manne, le Mexique reçoit environ 10 milliards de dollars par an, soit autant que l’Inde qui est dix fois plus peuplée. Chaque dollar reçu génère trois autres dollars de revenus grâce à l’effet multiplicateur des dépenses : l’argent des émigrés est souvent investi dans la construction, ce qui implique des achats de matériaux, des recrutements d’ouvriers, donc des salaires supplémentaires, et des nouvelles dépenses.
La Banque mondiale insiste sur les effets de ces transferts sur l’allègement de l’endettement et du déficit de la balance courante des pays en développement. Les prêts bancaires privés – qui coûtent cher – sont accordés avec de plus en plus de parcimonie, et l’aide publique se réduit considérablement. De 1997 à 2002, les investissements directs étrangers (IDE) ont diminué, passant de 196 milliards à 152 milliards de dollars. Les crédits privés et publics sont tombés de 102 milliards à 7 milliards (flux nets, après déduction des remboursements), alors que, pendant la même période, les transferts des émigrés par les circuits officiels sont passés de 62 milliards à 80 milliards. L’accès des pays pauvres aux emprunts extérieurs devient ainsi de plus en plus limité et aléatoire. Seuls ceux qui, comme le Mexique, l’Inde, l’Égypte ou le Cap-Vert, peuvent compter sur l’apport de leur diaspora sont en mesure d’étancher un tant soit peu leur soif de devises. Pour beaucoup d’entre eux, cet apport se classe désormais en première ou en deuxième position dans leurs ressources extérieures.
Le Maroc est, en Afrique du Nord et par rapport aux pays moyen-orientaux, celui qui bénéficie le plus de cet apport d’argent : 3,3 milliards de dollars en 2002, soit trois fois plus qu’en 1980, deux fois plus que les recettes provenant des exportations annuelles de phosphate et 10 % du Produit intérieur brut (PIB) du pays. L’Égypte, qui arrive en deuxième position avec 2,9 milliards de dollars, est moins dépendante de ces transferts en termes de PIB (3 %), mais l’effet social est plus important. Le pays compte beaucoup sur ses ressortissants qui travaillent dans les pays du Golfe. La Tunisie, avec près de 1 milliard de dollars (5 % du PIB), compense la totalité ou presque du remboursement de sa dette extérieure (hors intérêts). Pour l’Algérie, les statistiques – peu fiables – estiment entre 300 millions et 400 millions de dollars le montant des transferts officiels, soit autant que le Soudan. Mais le marché parallèle est plus conséquent. Pour l’ensemble du Maghreb et du Moyen-Orient, ces transferts – à hauteur de 14 milliards de dollars en 2002 – dépassent depuis longtemps les IDE, évalués à 3 milliards de dollars (voir infographie).
En Afrique subsaharienne, on recense peu de pays tributaires des transferts. Et les montants concernés sont relativement faibles : environ 200 millions de dollars pour chacun des trois principaux pays bénéficiaires (Sénégal, Lesotho, Maurice), 50 millions à 100 millions pour le Mali, le Burkina ou le Cap-Vert, 10 millions à 20 millions pour le Niger. Mais selon le poids économique, c’est le Lesotho qui se classe en tête du peloton mondial (27 % du PIB). L’Afrique subsaharienne ne représente que 5 % des transferts mondiaux (4 milliards de dollars), qui bénéficient en premier à l’Asie (34 %), à l’Amérique latine (31 %), à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient (18 %), et à l’Europe (12%). Les pays « sources » – ceux qui accueillent les travailleurs émigrés – sont principalement les États-Unis (28 milliards de dollars transférés), les pays du Golfe (20 milliards, dont 15 pour l’Arabie saoudite), l’Allemagne, la Belgique et la Suisse (chacun 8 milliards) et la France (4 milliards). Selon la Banque mondiale, une meilleure organisation des flux – avec une réduction des frais et des commissions bancaires (5 % à 20 % des montants) – et une amélioration du climat d’investissement dans les pays d’origine permettront de donner davantage confiance aux travailleurs pour qu’ils augmentent leurs transferts. La mauvaise gouvernance, le harcèlement bureaucratique et la corruption sont des obstacles infranchissables, autant pour les investisseurs étrangers que pour les nationaux qui travaillent à l’étranger.
1. Global Development Finance 2003, 250 pages, 55 dollars.
2. Lire notamment The Economist, hebdomadaire britannique, édition du 28 septembre 2002 : « Special Report Emigration : Outword Bound ».
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