Ethnia, la salle aux trésors

Trois passionnés d’art et de musique ont créé, dans un entrepôt désaffecté de Casablanca, un espace de rencontres et de spectacles.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Le café-théâtre Ethnia, inauguré à Casablanca le premier soir du mois de ramadan 2002, ne restera pas confidentiel très longtemps. Ses promoteurs, trois passionnés d’art et de musique, sont bien décidés à faire de ce lieu magique et envoûtant l’un des centres névralgiques de la vie artistique locale. La capitale économique du Maroc en a bien besoin : dédiée le jour aux affaires et la nuit aux plaisirs interlopes, elle a longtemps ressemblé à un désert culturel.
Situé à Bab Arba, en zone portuaire, juste à côté des entrepôts de la Compagnie marocaine de navigation (Comanav), dans un quartier habituellement ignoré des « jet-setters » de la Ville Blanche, Ethnia est un endroit fusionnel, hybride, qu’on s’attendrait plus volontiers à trouver quelque part du côté de Berlin ou de Tokyo. La salle de spectacle, à la décoration baroque, a été aménagée dans un ancien hangar. La première impression de bric-à-brac est à la fois fidèle et trompeuse. Car chaque objet est à sa place : vieilles voitures, capot ouvert ; motos de collection ; machines à écrire des années cinquante évoquant irrésistiblement les films policiers en noir et blanc ; ordinateurs (débranchés) datant de la préhistoire de l’informatique ; accessoires divers et variés posés çà et là sur les meubles ; revues d’un autre âge ; affiches ; et, enfin, accrochées au mur, magnifiques photographies chargées d’histoire et d’émotion représentant le sultan et ses enfants, dont le futur roi Hassan II. Tapis et rideaux multicolores apportent une touche bigarrée.
À la droite de l’entrée, à côté du petit bureau du maître de céans Salem Benabdeljelil – Salem pour les intimes, c’est-à-dire pour tout le monde – trône un… corbillard de la communauté juive. La régie son et lumière surplombe le tout. Faisant front à la scène, une petite dizaine de minisalons, chaises (ou fauteuils) et tables basses dans le style marocain peuvent accueillir chacun une douzaine de convives. Enfin, et c’est le clou de la visite, dans une salle adjacente, la galerie exposant les collections permanentes. Des instruments de musique arabe, des caftans richement brodés, des parures de bijoux arabo-berbères, des poignards et de vieux pistolets, protégés par une plaque de verre. Ces pièces rares sont issues, pour la plupart, des collections du musée Belghazi, du nom de la célèbre famille d’amateurs d’art, détentrice du plus beau patrimoine privé d’objets traditionnels et de tableaux orientalisants du pays.
En trente ans de « chine » dans les brocantes, Salem avait amassé une quantité impressionnante d’objets en tout genre. La friperie qu’il avait aménagée dans le souk populaire de Derb Ghellef était devenue trop étroite : « J’avais accumulé des objets du quotidien, surprenants mais qui n’intéressaient personne. Des vieilles TSF [radios], des vieilles voitures, des services de vaisselle de grands hôtels et de bars mythiques du Casablanca des années cinquante, comme le Mansour ou le Calypso. J’ai déménagé et installé ma brocante dans cet entrepôt désaffecté, et j’en ai fait un dépôt d’accessoires de cinéma. Les metteurs en scène qui voulaient recréer l’ambiance des années vingt ou quarante venaient y chercher du matériel. C’est comme ça que j’ai fait mes premiers pas dans le monde du spectacle. »
Les objets servaient aussi à réaliser des « décorations éphémères ». C’est au cours d’une manifestation de ce type que Salem rencontre Jean-Luc Guérin, Français amoureux du Maroc, créateur d’événements aux goûts éclectiques. Il est, par exemple, à l’origine du raid Harley-Davidson, prestataire de services son et lumière pour les festivals d’Essaouira (gnawas) ou de Volubilis (jazz). Comme Salem, il est fou de musique. Le courant passe, les deux compères s’associent pour offrir un produit global : matériel, décors, son et lumière. Ils sont ensuite rejoints par le collectionneur Abdelilah Belghazi, avec qui ils montent un défilé de caftans anciens. À la demande de Driss Benhima, alors wali de Casablanca, les trois associés organisent un concert pour révéler de jeunes talents. C’est une réussite. Ils investissent aussi dans des moyens audiovisuels – un car-régie – pour immortaliser leurs spectacles. Le wali, séduit par la magie du lieu, leur suggère d’en faire quelque chose en créant un vrai espace culturel ouvert au public. Nous sommes en octobre 2002, quinze jours avant le début du ramadan. Ethnia va naître dans l’urgence, l’improvisation et l’enthousiasme. Le hangar « musée-brocante », paradis des chineurs, est réaménagé en espace de rencontres et de spectacles, mais conserve son cachet et les trésors qu’il recèle.
« Notre finalité, explique Jean-Luc, c’est d’arriver à produire des talents méconnus. Notre créneau, c’est la musique ethnique, les djembés, les gnawas. Le patrimoine culturel marocain est d’une richesse extraordinaire, il offre des possibilités d’hybridation infinies. On ne veut pas montrer le folklore, mais, au contraire, susciter une création authentique, la fusion entre des genres complètement différents. S’installer ici, c’est déjà abolir les frontières sociales, car le quartier n’est pas de ceux où l’on s’attend à trouver ce genre de salle. Mais on veut aussi abolir les frontières de nationalités, faire venir des artistes d’Afrique noire et d’Europe, organiser des rencontres, des performances communes, avec ceux du Maroc. Notre ambition est de rehausser l’image de cette ville, montrer qu’elle regorge de talents et en faire une destination culturelle courue. On table sur l’effet d’entraînement. Si on déblaie le chemin, d’autres s’y mettront. » Ethnia mise beaucoup sur les Djembés de Casablanca, un groupe de jeunes percussionnistes qui ont salle ouverte et répètent presque tous les après-midi. Au gré des manifestations, on peut aussi croiser, sur scène, le chanteur Abdou Souiri ou le mâalem (maître) gnawi Mahmoud Guinéa. Mais aussi Myriam Halili, une jeune et troublante chanteuse à la voix magnifique et émouvante, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de nouvelle Fairouz – la diva libanaise de la chanson arabe. Et bien d’autres encore.
L’endroit devrait aussi devenir le décor d’émissions culturelles télévisées. Il s’y prête à merveille. Moustapha Bouazzaoui, producteur indépendant à l’origine, notamment, de Maroc sans frontières, compte y tourner Bab Arba, une sorte de Taratata marocain (du nom de la défunte émission musicale de France 2, animée par Nagui). Il inviterait les plus grandes voix du pays. La prochaine libéralisation du paysage audiovisuel va déboucher sur la création de nouvelles chaînes, qui pourront être intéressées par le concept. À moins que la RTM ou 2M, les télés existantes, ne se saisissent de ce projet pour renouveler leur offre culturelle, d’une insigne pauvreté.
Ethnia, en tout cas, est fidèle à sa vocation de brassage : on y rencontre des artistes et des producteurs, bien sûr, mais également des journalistes, des consultants, des chefs d’entreprise, des banquiers, des aviateurs, des sportifs. Le cercle ne cesse de s’élargir… Et l’expérience, bientôt, ne se limitera plus à Casablanca. Les associés veulent décliner le concept dans d’autres villes. Ils ont acquis à Marrakech une ancienne salle de cinéma des années soixante, en cours de rénovation, un fondouk du XIXe siècle dans la médina de Tanger, et ont des projets à Ouarzazate. Pour créer un réseau et organiser des manifestations itinérantes, en invitant des stars étrangères. L’idée, pour osée qu’elle soit, n’a rien d’infaisable. Robert Plant et Jimmy Page, les mythiques leaders de Led Zeppelin, n’ont-ils pas récemment enregistré un superbe album, reprenant leurs titres cultes des seventies, mais joués par un orchestre traditionnel marocain ?

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