Driss Jettou : six mois déjà…
Le Premier ministre a réussi un petit miracle : maintenir la cohésion de son gouvernement. Reste à convaincre les Marocains que le temps de l’immobilisme est révolu et que la « mise à niveau » du pays est en marche.
Il se lève invariablement à 6 h 30, lit ses dossiers en prenant son café, ne déjeune jamais seul et achève vers 21 h 30 une journée de travail ordinaire. Le week-end, il circule toujours dans Casablanca – où habitent son épouse et son dernier fils encore scolarisé – au volant de sa Mercedes et sans escorte. Quant à sa villa de Rabat, rien, à peine une petite guérite de police, ne la distingue de celles du quartier chic où il réside pendant la semaine. À 58 ans et six mois après sa nomination au poste de Premier ministre, le 9 octobre 2002, Driss Jettou n’a pas changé ses habitudes de grand bourgeois discret, honnête, travailleur et un brin austère. Éminemment consensuel – c’est l’une de ses qualité majeures -, Jettou a réussi le petit miracle de maintenir une cohésion qui n’est pas que de façade au sein d’un gouvernement pléthorique regroupant six partis et une dizaine de ministres sans étiquette, où poids lourds et divas ne sont pas rares, autour d’un objectif clair : « Laisser à ceux qui nous succéderont dans cinq ans un Maroc différent, modernisé, mis à niveau. » Cet impératif, très largement décliné en termes économiques et sociaux et très axé sur l’amélioration des conditions de vie du « Maroc d’en bas », a conduit cet entrepreneur dans l’âme à fixer à ses ministres de véritables contrats de performance, avec programmes précis, calendrier d’application et obligation de résultats. « Jusqu’ici, explique-t-il, la thématique de la mise à niveau et de l’adaptation aux exigences de la mondialisation faisaient surtout l’objet de savants colloques dans les grands hôtels. Aujourd’hui, nous sommes dans le concret. »
Manière voilée de critiquer un certain immobilisme souvent reproché au gouvernement de son prédécesseur, Abderrahmane Youssoufi, qui dirigea le pays pendant quatre ans et demi ? Driss Jettou, dont l’affabilité n’a d’égale que la prudence, ne le dira jamais – mais il n’est pas interdit de le penser. Évidemment satisfaits de voir l’un des leurs tenir la barre, les patrons marocains n’ont pas ces préventions : ils parlent de retour de la confiance et de la visibilité à moyen terme et soulignent à l’envi la capacité du Premier ministre à ne se laisser distraire par rien, pas même la guerre en Irak. Quant à la classe politique établie, elle s’abstient pour l’instant de toute remarque désobligeante à l’encontre du chef du gouvernement. L’Union socialiste des forces populaires (USFP) de Youssoufi, qui avait mal ressenti la nomination de Jettou par le roi, estimant qu’après avoir « sacrifié » ses intérêts partisans sur l’autel de l’alternance, il était temps qu’on lui renvoie l’ascenseur, collabore désormais sans états d’âme. Tout comme l’Istiqlal, dont le secrétaire général, Abbas el-Fassi, s’est pourtant beaucoup battu pour obtenir le poste. Avec Mohammed VI enfin, Driss Jettou n’a qu’un mot, pudique, pour qualifier sa relation : « fluide ».
Reste à convaincre les Marocains eux-mêmes, affligés d’indicateurs de développement humain qui donnent la mesure de la tâche quasi vertigineuse à accomplir : près de la moitié de la population est analphabète, douze des trente millions de Marocains sont considérés comme « économiquement vulnérables », le taux de mortalité infantile et maternelle est le plus élevé des pays du Maghreb central, etc. La litanie est hélas ! connue, mais la volonté de briser le cercle infernal de la misère est bien réelle. Le gouvernement Jettou s’est ainsi lancé dans un ambitieux programme de construction de cent mille logements sociaux par an. Il s’est fixé pour priorité en 2003 de donner un travail ou une formation professionnelle débouchant sur un emploi à plus de la moitié des quelque 130 000 diplômés chômeurs que compte le royaume. Son but est d’atteindre cette année le chiffre du milliard de dollars d’exportations, et le cap est plus que jamais maintenu, en dépit des aléas conjoncturels, sur la multiplication par cinq du nombre de touristes annuels d’ici à 2010. Surtout, Driss Jettou veut faire passer un message précis : investir au Maroc n’est plus un parcours du combattant semé de chausse-trappes bureaucratiques et administratives, mais une aubaine. Même l’éventuelle réouverture de la frontière avec l’Algérie est perçue à cette aune : « Le Maroc pourra alors récupérer son million de visiteurs algériens par an et écouler ses produits », dit-on dans l’entourage du Premier ministre, « et l’Algérie de son côté pourra, par exemple, entrer en compétition pour l’obtention du marché marocain des hydrocarbures : c’est un deal équilibré ».
Outre qu’elle permettra au Maroc de continuer à assurer, pour l’instant à perte, le développement des provinces « récupérées » du Sahara – une zone totalement défiscalisée où tout ou presque, y compris le maintien des deux mille deux cents postes de travail phosphatiers de Boucraa, est lourdement subventionné -, la stratégie des « emplois rentables » mise en place par l’équipe Jettou a des implications politiques évidentes. Grande surprise des législatives de septembre 2002, les islamistes, qui constituent désormais la seule opposition digne de ce nom, capitalisent sur le terreau du chômage et des inégalités. Leur score aux municipales de juin prochain constitue d’ailleurs un sujet d’inquiétude majeur pour le pouvoir. D’où la volonté du Premier ministre de ne pas cantonner son action au seul terrain économique et social, même si c’est celui sur lequel il se sent le plus à l’aise. Un vaste chantier de modernisation de la justice a ainsi été mis en oeuvre par le nouveau garde des Sceaux Mohamed Bouzoubaa, figure historique de l’USFP et ancien avocat dans la plupart des procès politiques des « années de plomb ». Suppression de la Cour spéciale de justice, construction accélérée de prisons (il y a actuellement cinquante-quatre mille détenus au Maroc, dont un quart pour des affaires de drogue), révision des salaires du personnel judiciaire et pénitentiaire (un magistrat débutant et un directeur de prison perçoivent à peine l’équivalent de 600 euros par mois)… la liste est longue des réformes à accomplir en ce domaine particulièrement symbolique des rapports entre l’État et les citoyens. À terme, cette « mise à niveau » pourrait déboucher sur l’abolition de la peine de mort au Maroc, un pays qui compte aujourd’hui cent vingt condamnés au châtiment suprême et où la dernière exécution remonte à 1999. Mohamed Bouzoubaa, à qui il ne déplairait pas de devenir le Badinter marocain, y est, à titre personnel, favorable. Tout comme, dit-on, le roi Mohammed VI. Même s’il est révolu le temps où la fonction essentielle du Makhzen était de surveiller, de punir et de faire rentrer les impôts, il reste pourtant du chemin avant que les mentalités marocaines s’adaptent à cette modernité-là.
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