Deux décennies de rendez-vous manqués

Le 3 avril, le président Lansana Conté a célébré ses dix-neuf ans à la tête du pays. L’occasion de faire le bilan d’un régime qui n’a pas tenu ses promesses, alors que la maladie de son chef ouvre une période d’incertitudes.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Quarante-cinq ans après l’indépendance, et dix-neuf ans après l’arrivée de Lansana Conté au pouvoir le 3 avril 1984, à la suite d’un coup d’État, les Guinéens s’éclairent encore à la lampe-tempête. Une famille entière de neuf personnes en a fait les frais. Elle a trouvé la mort, le 28 février dernier, à Matoto, dans la banlieue de Conakry, victime d’un incendie provoqué par une bougie. Mais peut-être aussi à cause des délestages intempestifs qui l’ont privée de courant électrique et poussée à recourir à un autre mode d’éclairage. Tandis que les pompiers, alertés, n’ont pu intervenir du fait de la pénurie d’eau qui frappe la capitale. L’approvisionnement en électricité et en eau courante semblait pourtant réglé au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, au lendemain de la privatisation des deux secteurs, confiés respectivement à un consortium franco-canadien et à la Saur, filiale du groupe français Bouygues. Le barrage hydroélectrique de Garafiri, un grand ouvrage d’un coût de 250 millions d’euros par lequel Conté entendait marquer son passage à la tête de la Guinée, a même été inauguré, en présence du président français Jacques Chirac, en juillet 1999.
Mais, cédant à une tentation isolationniste permanente, le gouvernement a rompu les contrats avec ses partenaires étrangers et renationalisé les deux secteurs en 2000 et en 2001. Résultat : le pays manque aujourd’hui d’eau et de courant plus qu’avant l’indépendance. Quant aux infrastructures routières, elles n’ont guère connu les progrès escomptés. De trois routes principales au moment de la mort de Sékou Touré, Conakry est aujourd’hui passé à quatre nouveaux axes qui rendent la circulation un peu plus fluide. Et, à l’intérieur du pays, quelques tronçons de route ont été bitumés, tel celui de plus de 500 km reliant la Basse- à la Moyenne-Guinée. Mais peu a été fait dans ce domaine, comparé à ce qu’en dix ans le président Alpha Oumar Konaré a pu réaliser au Mali voisin, avec des moyens plus modestes. Conté avait pourtant suscité beaucoup d’espoirs. Il s’était engagé à mettre fin à la dictature, à ouvrir le pays au reste du monde, à mettre en valeur ses immenses richesses naturelles, à libéraliser l’économie, à instaurer la démocratie et le respect des droits de l’homme, à faciliter le retour des quelque deux millions de Guinéens dispersés à travers le monde pour fuir la répression du défunt régime…
Force est aujourd’hui de constater que les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs. Même si, devant l’Histoire, le chef de l’État apparaîtra comme celui qui a sorti la Guinée du chaos indescriptible dans lequel l’avaient plongée vingt-six ans d’une gestion paranoïaque du pouvoir par Sékou Touré : centralisme excessif, étatisation du commerce, ruine de l’agriculture, effondrement de l’économie, escamotage de l’enseignement dans les langues nationales, isolement international du pays, fuite des cadres pour échapper à la prison et à la mort…
Dans la foulée de son discours-programme du 22 décembre 1985, vingt mois après son arrivée au pouvoir, Conté a rétabli l’initiative privée et engagé avec les institutions de Bretton Woods la privatisation de nombreuses entreprises publiques et la restauration des équilibres macroéconomiques. Il devait également frapper une nouvelle monnaie nationale (le franc guinéen) pour remplacer le sily fixé à une parité fictive par rapport au dollar.
Sur le plan politique, il a fait adopter par référendum, en décembre 1990, une Loi fondamentale progressiste instituant le pluralisme politique et la protection des droits de l’homme. Une année plus tard, il a complété la nouvelle architecture institutionnelle par douze lois organiques qui réglementent le régime de la presse, les élections, le fonctionnement de l’Assemblée nationale et de la Cour suprême… Le terrain était balisé pour la tenue des premières élections présidentielle et législatives pluralistes, en 1993 et en 1995. Las ! Si le pays est ainsi passé du parti unique à une quarantaine de formations politiques reconnues aujourd’hui, et d’un journal gouvernemental unique, Horoya, à une cinquantaine de titres indépendants déclarés, il lui reste beaucoup à faire sur le plan de la démocratie et du respect des droits de l’homme.
Les élections législatives du 30 juin 2002, boycottées par presque tous les partis de l’opposition, sont le dernier exemple en date des contentieux électoraux récurrents depuis l’ouverture démocratique. Bien que l’ayant librement institué, en dehors de la contrainte de la rue ou d’une conférence nationale, Conté a du mal à se faire au jeu de la démocratie. Il est passé au premier tour de l’élection présidentielle de décembre 1993, à la faveur de l’annulation par la Cour suprême des votes à Siguiri et à Kankan (deux fiefs de son challenger Alpha Condé, l’un des principaux leaders de l’opposition). Après les législatives contestées de juin 1995, les partis d’opposition ont décidé de boycotter l’Hémicycle, avant de se résoudre à siéger pour tenter de sauver ce qui reste de la « démocratie ».
De petites « marges démocratiques » ont, toutefois, subsisté jusqu’à ce jour du 2 février 1996 où les militaires se sont mutinés pendant quarante-huit heures au cours desquelles Conté a échappé de peu au bombardement à l’arme lourde de son bureau. À en croire tous ses proches, le président en est sorti traumatisé.
La paranoïa avec laquelle il gouverne depuis lors, doublée du zèle de certains membres de son entourage, a remis au goût du jour le spectre du complot et la tentation isolationniste de l’ère Sékou Touré. Après Mamadou Bhoye Bâ, opposant historique et porte-parole de la (défunte) Coordination de l’opposition démocratique (Codem), embastillé à la prison centrale de Conakry, en 1998, pour « incitation de la population à la révolte », c’est au tour d’Alpha Condé d’être arrêté le lendemain de l’élection présidentielle du 14 décembre 1998, détenu sans jugement pendant plus d’un an, condamné à cinq ans de prison et gracié en mai 2001.
Aux multiples réactions internationales stigmatisant ces manquements aux droits de l’homme, Conté oppose un argument qui rappelle la légitimation de la liquidation des prisonniers politiques sous Sékou Touré : « la Guinée est souveraine et n’a pas d’injonction à recevoir de l’extérieur ». Un leitmotiv qui accentue l’isolement du pays, surtout après la régression démocratique engendrée par le référendum constitutionnel du 11 novembre 2001. Celle-ci supprime la clause limitant à deux le nombre de mandats à la tête de l’État et remet en cause le mode de désignation des chefs de district, désormais nommés et non plus élus.
Ouvrir le pays pour ensuite l’isoler, instaurer la démocratie pour obstruer son fonctionnement… Cette logique de retour à la case départ caractérise aussi la gestion de Conté au cours de ces dix-neuf ans. À l’arrivée, l’enlisement de l’économie, suivant une courbe qui annihile de plus en plus les efforts entrepris depuis 1984. Signe de la dégradation : Conakry ne reçoit aucun soutien financier des bailleurs de fonds internationaux depuis deux ans. Après avoir connu, à partir de 1996, une relative prospérité financière, le pays s’appauvrit en dépit de ses immenses ressources naturelles (il est le premier producteur mondial de bauxite et regorge d’or, de diamant, de fer…). De 438 millions de dollars en 1996, les recettes intérieures ont chuté à 383,14 millions de dollars en 2002. Le déficit budgétaire sans cesse croissant est financé par la montée de l’endettement du Trésor auprès de la Banque centrale, qui est passé de 135 milliards de francs guinéens (130 millions de dollars environ) en 1996 à plus de 450 milliards à la fin 2002. Ces contre-performances s’inscrivent dans une tendance lourde : la remise en cause progressive des acquis, le retour sur les étapes que les réformes entreprises après Sékou Touré avaient permis de franchir.
Le pays était, en effet, bien en voie de redressement après la nomination d’un Premier ministre au lendemain de la mutinerie de 1996. Pour juguler le malaise social et économique ambiant et faire revenir les bailleurs de fonds, Conté a choisi un homme neuf, Sidya Touré, qui a fait ses armes en Côte d’Ivoire, où il a gravi les échelons de l’administration jusqu’au poste de directeur de cabinet du Premier ministre d’Houphouët, à l’époque Alassane Dramane Ouattara.
Cumulant ses fonctions de chef du gouvernement avec celles de ministre des Finances, Touré a engagé d’audacieuses réformes à la tête d’une équipe dans laquelle tous les observateurs s’accordent à voir la meilleure cordée gouvernementale depuis l’indépendance du pays. Résultat : approbation par le FMI d’un programme de 100 millions de dollars allant d’octobre 1996 à septembre 1999 ; 850 millions de dollars d’engagements financiers des institutions de Bretton Woods, de l’Union européenne et des Fonds arabes séduits par la maîtrise de l’inflation, la mobilisation des recettes et la moralisation dans la gestion des deniers publics.
Ce sursaut économique inédit dans le pays va être freiné par la montée en flèche de la popularité du Premier ministre. Sentant les choses lui échapper, Conté reprend tout ce qu’il avait donné. En 1997, il retire le portefeuille des Finances à Sidya Touré, qui quittera le gouvernement en 1999. L’argentier nommé à sa place, Ibrahima Kassory Fofana, tente de poursuivre le programme déjà engagé jusqu’à son limogeage en janvier 2000.
Dix-neuf ans de réformes inachevées laissent ainsi intactes les faiblesses structurelles de l’économie : sous-exploitation du potentiel minier ; manque chronique d’unités de transformation des matières premières ; des recettes d’exportation dépendantes à 80 % des mines, une agriculture faible malgré les meilleures pluviosité et terres de l’Afrique de l’Ouest, un déficit vivrier qui nécessite l’importation de riz pour plus de 30 millions de dollars annuels… Selon le rapport 2001 du Pnud sur le développement humain, près de 60 % de la population guinéenne vivent en dessous du seuil de pauvreté. L’indice de développement humain du pays, qui traduit le niveau d’accès aux services de base (éducation, santé, logement, alimentation, eau potable…) est parmi les plus faibles du monde.
Lansana Conté va léguer à son successeur un pays économiquement fragile, mais aussi politiquement peu stable. À l’intérieur du pays, l’équilibre est rendu fragile par de sérieuses dissensions ethniques. Conté n’est certes pas ethnarque (comme son prédécesseur qui a gouverné avec les membres de sa famille), et ses amis les plus connus ne sont pas de l’ethnie soussoue : le notable malinké de Kankan aujourd’hui décédé, Moulouk Souleymane Kaba, et l’homme d’affaires peul Alsény Barry. Mais la purge consécutive à la tentative de coup d’État du 4 juillet 1985 du colonel Diarra Traoré et sa réaction au pillage des biens des Malinkés qui s’est ensuivi (« Vous avez bien fait », a lancé le président aux jeunes vandales de son ethnie) ont durablement braqué les Malinkés contre les Soussous. De même que la violente démolition, le 26 mars 1998, du quartier de Kaporo Rail, à Conakry, majoritairement peuplé de Peuls, a dressé ceux-ci contre le chef de l’État et son ethnie.
Si on ajoute à cela les vieux ressentiments nés du régime répressif de Sékou Touré, on obtient un cocktail explosif qui fait craindre des déchirements même au sein de l’armée censée être le rempart contre la chienlit après Conté. Ce dernier, qui n’a pas eu que des succès à la tête de la Guinée, risque un dernier et grave échec : une succession chaotique parce que mal ou pas préparée du tout.
Héritier d’un lourd passif, Lansana Conté léguera une façon atypique d’exercer le pouvoir, une image contrastée (initiateur et fossoyeur de la démocratie, artisan de la libéralisation économique et de la renationalisation des entreprises publiques), mais aussi le souvenir d’un dirigeant plus porté à réprimer qu’à dialoguer.

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