Des gribouillis sur la « feuille de route »

Ariel Sharon profite des louvoiements de l’administration américaine pour exiger le remaniement en profondeur du plan de paix élaboré par le Quartet. Et durcir les demandes faites aux Palestiniens.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Un rapide et prudent soulagement sur le plan militaire, suivi d’inquiétudes et d’irritation touchant les perspectives politiques : ainsi peut-on résumer les premières réactions d’Israël en ce début de guerre contre l’Irak.
Soulagement, dès lors que Bagdad, au contraire de la première guerre du Golfe, n’a pas tenté – Scud à l’appui – d’étendre le conflit à l’État juif. Du moins jusqu’à présent. « La menace a diminué, a commenté le ministre de la Défense Shaul Mofaz, mais on ne peut exclure la possibilité que les Irakiens disposent encore de missiles sol-sol, malgré les opérations américaines contre leurs aéroports occidentaux. » Dans le même sens, les responsables de la défense notent une augmentation des références à Israël dans les discours des porte-parole de Bagdad, en exprimant l’espoir qu’ils ne tentaient pas ainsi de légitimer une future attaque.
Et tout aussitôt, l’inquiétude a surgi quand Jack Straw, secrétaire britannique au Foreign Office, s’est permis de briser un tabou en soulignant, le 25 mars, dans une interview à la BBC, ce qui est pourtant une évidence : l’hypocrisie occidentale dans la différence de traitement qu’elle réserve à Israël et à l’Irak : « Il est très inquiétant, déclara-t-il, de voir l’Occident coupable d’un « double standard » [deux poids, deux mesures] : disant, d’une part, que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies concernant l’Irak doivent être respectées ; et paraissant, d’autre part, quelque peu « donquichottesque » quant au respect des résolutions sur Israël et la Palestine. » Puis, comme on lui demandait si lui-même « plaidait coupable de double standard », il répondit : « Dans une certaine mesure, oui… et nous nous occupons de cela. »
Il en aurait fallu moins pour soulever la colère d’Ariel Sharon. Dès le lendemain, l’ambassadeur britannique en Israël, Sherard Cowper-Coles, se vit convoqué au ministère israélien des Affaires étrangères, où Yoav Biran, son directeur général, lui dit que le Premier ministre et le ministre Silvan Shalom étaient « sérieusement préoccupés » par les propos de Straw. Se félicitant du rôle de la Grande-Bretagne dans la guerre contre l’Irak, il ajouta que, dans cette perspective, « les récentes déclarations britanniques, inquiétantes et exaspérantes, n’aidaient pas à promouvoir le processus de paix ». L’ambassadeur prit note et se borna à répondre que Straw n’ignorait pas les menaces qui pesaient sur Israël, mais que les décisions de l’ONU obligeaient de façon égale toutes les parties au conflit.
Volontairement provocantes, les déclarations du ministre britannique visaient, en fait, à ouvrir la campagne engagée par Tony Blair en vue de mettre en oeuvre ce qu’on appelle la « feuille de route » (road map) pour la solution du conflit israélo-palestinien. Il s’agit là d’un plan élaboré par le « Quartet » (composé de représentants des États-Unis, des Nations unies, de l’Union européenne et de la Russie) sur la base des idées formulées par George W. Bush dans son discours du 24 juin 2002. En bref, elle prévoit la création par étapes d’un État palestinien doté, dès la fin de 2003, de frontières provisoires et s’acheminant vers un statut permanent en l’an 2005 au plus tard. Sa mise en oeuvre, sous l’égide d’un représentant de l’administration américaine assisté de représentants du Quartet, serait divisée en quatre secteurs : réforme de l’Autorité palestinienne ; problèmes de sécurité ; questions humanitaires ; problèmes politiques (notamment ceux des colonies, de la propagande et des institutions palestiniennes à Jérusalem). Dirigées chacune par un responsable, quatre équipes s’en chargeraient, avec la participation de représentants israéliens et palestiniens.
S’adressant aux Communes le 26 mars avant de se rendre à Camp David pour un « sommet de guerre » avec le président Bush, Tony Blair fit comprendre que cette « feuille de route » serait au centre de leurs entretiens : « Il est vital de résoudre rapidement le conflit israélo-palestinien, le problème le plus important qui divise aujourd’hui l’Occident et le monde panmusulman. » Et de préciser, en réponse à une question, que la création d’un État palestinien indépendant et une garantie de justice pour les Palestiniens « joueraient un rôle central dans la politique étrangère britannique ».
Et c’est ici, bien sûr, que les difficultés commencent. Du côté de George W. Bush d’abord. Lors de sa conférence de presse commune avec Tony Blair, il répéta, sans visible enthousiasme, son engagement à appliquer la feuille de route, tout en se refusant, laisse-t-on entendre, à trop presser Israël dans ce sens.
Tony Blair, en revanche, insistant pour une « percée » rapide, s’en tient au calendrier initialement fixé : la « feuille de route », dont des exemplaires ont été remis le 20 décembre aux parties en cause – en particulier Ariel Sharon -, doit être officiellement publiée dès que le nouveau gouvernement palestinien, formé par Abou Mazen, aura prêté serment. Dans la poursuite de cet objectif, il dispose à Washington d’un allié de poids : le secrétaire d’État Colin Powell, déçu et frustré par Ariel Sharon. Dans une interview avec Richard Cohen, du Washington Post, il a commenté avec enthousiasme la prochaine publication de la feuille de route, assurant que le président était d’accord : « Il comprend que le monde entier attend de lui qu’il fasse quelque chose au Moyen-Orient après s’être occupé de l’Irak. »
En vérité, louvoyant, comme à son habitude, George W. Bush, dans une de ses déclarations, a cru pouvoir indiquer que les États-Unis attendaient des « contributions » au document de la part d’Israël et des Palestiniens. Et d’ajouter que Washington « encouragerait » les deux parties à discuter de cette « feuille de route ».
Dès lors, Israël, bien entendu, s’est emparé de ces interprétations parfois vagues et parfois divergentes venant des responsables américains pour s’engager dans une manoeuvre de retardement. Rencontrant la conseillère pour la sécurité nationale Condoleezza Rice, les deux principaux conseillers de Sharon, Dov Weisglass et Ephraïm Halevy, ont tenté de la convaincre que cela autorisait Israël à présenter ses « commentaires ». En vain, semble-t-il, puisque après un temps d’hésitation, Condy Rice assura que la feuille de route n’était pas négociable. Après les formulations ambiguës de George W. Bush, les diplomates arabes et européens, notamment les membres du Quartet, avaient témoigné de leur « grave inquiétude » sur l’éventualité d’une réouverture de la feuille de route à la négociation.
Sans en tenir compte, le gouvernement israélien ne s’est pas moins obstiné à considérer que le texte déposé le 20 décembre sur le bureau d’Ariel Sharon n’était pas une « version finale » du document et que l’administration Bush accepterait les « commentaires » israéliens. En fait de commentaires, il s’agit de dizaines de corrections visant à durcir les demandes faites aux Palestiniens, tout en modérant les concessions attendues d’Israël. Dirigée par Weisglass, une équipe israélienne a concocté ainsi, le 24 février, en multipliant les ratures, sa propre version de la feuille de route. Selon le quotidien Ha’aretz, il s’agit de cent modifications, dont une vingtaine sur lesquelles Israël tiendra « dur comme fer ». Les principales prévoiraient :
– un changement complet de la direction palestinienne ;
– l’établissement d’un État palestinien doté seulement de frontières provisoires, l’accord sur un statut permanent ne devant intervenir qu’après des négociations bilatérales dont la conclusion serait acceptée par Israël (sans référence à la date initiale de 2005) ;
– le rejet de la proposition saoudienne qu’Israël se retire jusqu’à ses frontières de 1967 ;
– de rigoureuses exigences de sécurité, comprenant l’arrestation, l’interrogatoire et le procès des suspects de terrorisme et l’assurance qu’aucun État palestinien ne sera créé avant la complète disparition de toute infrastructure terroriste ;
une totale liberté d’opération pour Tsahal contre le terrorisme sur le territoire de l’Autorité palestinienne ;
– aucun démantèlement de colonies durant la période transitoire, un gel des implantations ne devant intervenir que lorsqu’un calme complet sera obtenu ;
– la reconnaissance par les Palestiniens de l’État d’Israël comme État juif (et non comme État de ses citoyens).
Pour de telles « rectifications », qui transformeraient, en réalité, la feuille de route du Quartet en une quasi-annexion par Israël de la Cisjordanie et de Gaza, Ariel Sharon peut compter sur la mobilisation du lobby juif américain. Le 1er avril, quelque trois mille activistes de la communauté juive américaine se sont rendus au Capitole pour essayer de convaincre leurs représentants au Congrès de continuer à soutenir leur vision d’Israël. De cette visite, ils faisaient ainsi le point culminant de la conférence annuelle de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby pro-israélien à la réunion duquel participent chaque année des membres importants de l’administration et du Congrès, tout comme de nombreux représentants israéliens. Et l’objet majeur de leur démarche était évidemment la feuille de route dont ils critiquent aussi bien le contenu que le moment envisagé pour sa publication.
Consciente du problème, Condoleezza Rice avait précipitamment organisé, dès le 14 mars, au Rose Garden, une rencontre avec les représentants des organisations juives américaines et notamment de l’Aipac. Mais elle n’avait pas réussi à dissiper les « inquiétudes » de la plupart des participants. « Le calendrier est problématique », déclara Abraham Foxman, directeur national de l’Anti-Defamation League, qui taxa par ailleurs de « dangereux précédent » le lien apparemment établi entre la guerre en Irak et le conflit israélo-palestinien.
Malcom Homlein, vice-président de la Conférence des présidents des principales organisation juives, lui fit écho : « Nous n’hésiterons pas, prévint-il, à faire entendre notre voix si nous sentons qu’il y a là un vrai danger pour la sécurité d’Israël. »
Peu impressionné, Colin Powell, s’adressant à l’Aipac, tout en appelant à une « fin de la violence » contre Israël, n’hésita pas à souligner que la poursuite des implantations par Israël était « contraire à la vision de deux États défendue par le président Bush ».
Dans ces conditions, la tactique d’Ariel Sharon consiste à multiplier les manoeuvres dilatoires pour différer au maximum la publication de la feuille de route. Lors d’une réunion du cabinet, il précisa même qu’il n’entrerait dans aucune discussion avec Washington sur ce sujet avant la fin de la guerre en Irak et avant que les « brouillons » élaborés par l’administration soient soumis à Israël pour examen et commentaires.
Le paradoxe est que cette volonté de freinage rencontre de façon inattendue les préoccupations d’Abou Mazen, qui souhaite, semble-t-il, repousser la publication de la feuille de route jusqu’à ce que se clarifie la situation en Irak. Soucieux d’éviter actuellement des contacts officiels avec le président Bush pour ne pas apparaître comme un « collaborateur » de son administration, il aurait même signalé officieusement son refus, à ce stade, d’une invitation à se rendre à Washington, comme le souhaitait le Quartet. Ainsi, dans l’immédiat au moins, le sort de la « feuille de route » reste en suspens. « It’s a long way to Tipperary… »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires