Daniel Barenboïm sur un air de paix

Concerts à Paris, nouveaux disques, livre, le chef d’orchestre israélien est à l’honneur. Entre utopie et dissidence.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Si la musique adoucit les moeurs, elle peut parfois également contribuer à « atténuer la haine qui brûle les coeurs ». C’est du moins ce que pense – un brin idéaliste – le pianiste et chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm, pour qui l’année de ses 60 ans aura été celle de toutes les reconnaissances : il a en effet reçu, en hommage à ses efforts en faveur de la réconciliation entre Israéliens et Arabes, le prix Prince-des-Asturies-de-la-Concorde (Espagne) en septembre, et le prix de la Tolérance de l’Académie protestante de Tutzing (Allemagne) en novembre 2002.
Né en 1942 à Buenos Aires, en Argentine, au sein de la plus grande communauté israélite d’Amérique latine, le jeune Daniel prend ses premières leçons de piano dès l’âge de 5 ans. Chez les Barenboïm, originaires de Russie, la musique classique est une affaire de famille : c’est sa mère, puis son père qui lui enseignent le solfège et le piano. À partir de là, tout s’enchaîne comme dans un rêve : il donne son premier récital à l’âge de 7 ans ; il entame, trois ans plus tard, une carrière internationale de pianiste qui le conduira dans plusieurs villes européennes et nord-américaines. En 1954 – il n’a alors que 12 ans -, il enregistre son premier disque. En 1962, il débute avec l’English Chamber Orchestra de Londres une nouvelle carrière de chef d’orchestre qui, au fil des années, l’emmène aux quatre coins du monde. Il connaît la consécration en 1991 lorsqu’il obtient la direction de l’Orchestre symphonique de Chicago, puis de l’Orchestre philharmonique de Berlin un an plus tard. C’est aujourd’hui au coeur de la capitale allemande – qui fut également, dans un passé révolu, mais pas si lointain, celle d’un IIIe Reich persécuteur de Juifs et d’autres peuples « inférieurs » – que l’artiste passe la plus grande partie de son temps. Il y est séduit par le bouillonnement culturel qui, depuis le début des années quatre-vingt-dix, s’est emparé de la ville réunifiée. Ce qui, pour nombre d’Israéliens, représente une sorte de trahison envers un État hébreu qu’il avait rejoint avec ses parents en 1952, quelques années après la création du pays.
Cette indépendance d’esprit caractérise Barenboïm. Personnage cosmopolite hors du commun (il parle sept langues), l’homme est à l’étroit entre les frontières – géographiques, mais surtout mentales – d’un seul pays. Talentueux provocateur, il n’hésite pas à franchir certaines « lignes rouges » – au prix, bien souvent, d’un déluge d’insultes et de menaces – dès lors qu’il s’agit de rester fidèle à ses opinions et à ses passions.
Ainsi, fasciné depuis l’âge de 20 ans par la musique de Richard Wagner, il décide, un soir de juillet 2001, de briser un tabou : il clôt l’un de ses concerts dans l’État hébreu par un extrait orchestral d’un opéra de ce compositeur allemand du XIXe siècle. Seulement voilà : musicien génial et avant-gardiste, Wagner n’en traînait pas moins une solide réputation d’antisémite. Et fut, à ce titre, l’un des musiciens fétiches d’Adolf Hitler, qui osa faire de ses compositions une sorte d’« hymne au nazisme ». L’initiative de Barenboïm a provoqué auprès d’une partie de la classe politique, de la presse et de l’opinion publique israéliennes fureur et indignation ; un appel au boycottage fut même très officiellement émis contre lui par la commission culturelle de la Knesset, le Parlement israélien.
Deux événements personnels – une disparition et une rencontre – ont marqué la vie de Daniel Barenboïm. En 1987, il perd son épouse Jacqueline du Pré. Cette violoncelliste anglaise de talent meurt à l’âge de 42 ans d’une sclérose en plaques, terrible maladie qui l’a torturée pendant près de quinze ans. Il ressort de cette douloureuse expérience renforcé dans ses convictions humanistes.
Quelques années plus tard, en 1991, il fait la connaissance, dans un hôtel de Londres, de l’intellectuel palestinien Edward Said. Cette rencontre se révèle déterminante : elle scelle une amitié profonde et constructive entre deux hommes dont le point commun principal est – pour reprendre le titre du dernier livre de Said – d’être out of place. Le chef d’orchestre juif et le professeur d’université – et grand amateur de musique – arabe partagent une idée commune : celle d’une paix au Proche-Orient qui ne peut se bâtir que sur une connaissance – et une reconnaissance – de l’Autre, et non sur « l’ignorance, qui ne saurait être une bonne stratégie politique pour un peuple », selon le mot d’Edward Said. De cette amitié est né un livre de dialogue, Parallèles & Paradoxe (Le Serpent à Plumes, 220 pp., 16 euros). Ce qui pousse Barenboïm à « aller voir de l’autre côté » : il est le tout premier artiste de renom israélien à donner, en février 1999, un concert gratuit en territoire palestinien, à l’université de Bir Zeit. Malgré – ou à cause de – la répression israélienne qui s’abat alors sur plusieurs villes palestiniennes, il tente de renouveler cette expérience en mars 2002. Empêché par Tsahal d’entrer dans Ramallah « pour des raisons de sécurité », il parvient finalement, en septembre 2002, à pénétrer dans la ville occupée par l’armée israélienne pour y interpréter un récital devant une centaine de jeunes Palestiniens.
L’amitié qui lie Daniel Barenboïm à Edward Said débouche également sur un projet artistique commun : celui de rassembler, au sein d’un même orchestre, de jeunes musiciens d’Israël et de plusieurs pays arabes (Palestine, Égypte, Liban, Syrie et même Maroc). Le résultat en est la création du West East Divan, qui, depuis maintenant quatre ans, organise chaque été des ateliers auxquels les deux hommes consacrent deux à trois semaines d’un emploi du temps pourtant très chargé. Pour Barenboïm, ces rencontres annuelles ont – outre leur vocation pédagogique – une ambition que d’aucuns qualifieraient d’idéaliste : celle de susciter « des sentiments positifs à l’égard de personnes appartenant à l’autre camp ».
Artiste hors du commun et homme engagé, Daniel Barenboïm aime à répéter que « chaque être humain doit penser à la responsabilité qu’il porte et ne pas toujours attendre quelque chose des hommes politiques ». Lui a choisi de mettre sa notoriété et son talent au service d’une paix qu’il estime juste. On ne saurait mieux faire.

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