Bush bombe le torse

Malgré les pressions extérieures et les tensions internes, l’attitude du président américain n’a pas varié d’un iota. Et se durcit même.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Le message de Washington et de Londres est que la guerre en Irak est entrée dans une « phase décisive ». Les forces alliées sont aux portes de la capitale irakienne, prêtes à s’engager dans un combat acharné contre les troupes d’élite de Saddam Hussein. On nous dit que la « bataille de Bagdad » est commencée et que le régime de Saddam est « à l’agonie ». Quelles conclusions peut-on tirer de cette présentation des événements avancée par l’état-major américain ?
Premièrement, les chefs politiques et militaires de la coalition semblent être soumis à une forte pression, non seulement à Washington et à Londres, mais aussi à Madrid. Ils perdent du terrain face à leurs opposants locaux. Des querelles éclatent au grand jour, comme le retentissant affrontement sur la stratégie entre le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le commandant en chef, le général Tommy Franks. Les dirigeants américains et britanniques doivent méditer la maxime du maréchal von Moltke, commandant en chef prussien et vainqueur de la France en 1870-1871 : « Aucun plan militaire ne survit au premier contact avec l’ennemi. »
Deuxièmement, les États-Unis adaptent leurs moyens militaires à la situation nouvelle. Des renforts sont envoyés par avion et on utilise une force de feu plus puissante – de gros obus antibunkers et un tapis de bombes lancées par des B-52 – pour tenter d’éliminer les divisions de la Garde républicaine qui défendent la capitale. Conséquence directe de la nouvelle stratégie, le nombre des victimes civiles irakiennes augmente rapidement. Le « souci » hautement affiché d’éviter des morts civils est mis en sourdine par des Américains embarrassés.
Troisièmement, les États-Unis, qui veulent isoler le champ de bataille et empêcher toute aide extérieure aux Irakiens, ont menacé du pire la Syrie et l’Iran s’ils intervenaient. Washington craint en effet que des armes, des approvisionnements et des volontaires ne soient infiltrés à travers les frontières poreuses de l’Irak et ne renforcent la résistance. Mais la Syrie et l’Iran ont tout intérêt à affaiblir dans la mesure du possible les forces américaines pour ne pas être leur prochaine cible. La visite à Ankara du secrétaire d’État Colin Powell donne à penser que l’Amérique veut également s’assurer que la Turquie ne complique pas la situation dans le nord de l’Irak en intervenant contre les Kurdes qui harcèlent les positions irakiennes autour de Kirkouk. Les Kurdes, qui se sont battus aux côtés des forces spéciales américaines – par exemple, la semaine dernière contre l’enclave des islamistes d’Ansar el-Islam -, comptent sur une récompense politique, après la guerre, sous la forme d’un supplément d’autonomie. Ce qui inquiète par-dessus tout les Turcs.
Quatrième conclusion : nous assistons à un clash entre deux doctrines militaires. Les États-Unis ne peuvent se permettre de battre en retraite et ne peuvent pas non plus supporter une guerre longue. Leur objectif déclaré est la reddition inconditionnelle de Saddam Hussein. D’où leur stratégie de soumettre Bagdad à un déluge de feu pour mettre à genoux le régime. En revanche, la stratégie de l’Irak est de faire saigner le taureau américain, comme un picador dans l’arène, et de lui saper le moral en l’entraînant dans une guérilla urbaine prolongée. Saddam Hussein semble avoir préparé ses forces à une telle guerre en décentralisant le commandement de son armée jusqu’au plus bas niveau possible, en déléguant la responsabilité de chaque centre urbain à un officier sûr de haut rang et en répartissant dans chaque agglomération des troupes, des armes, du carburant et de la nourriture.
Cinquième conclusion d’ensemble : malgré les pressions certaines et les tensions internes, l’état d’esprit de l’administration Bush n’a pas changé. La guerre dont nous sommes témoins est l’application des conclusions erronées que l’Amérique a tirées des attentats du 11 septembre. Avec son idéologie façonnée par les think-tanks de droite et le lobby pro-israélien, l’administration Bush a refusé de considérer même un seul instant que l’Amérique a été attaquée à cause de sa politique biaisée et de parti pris à l’égard du monde arabo-musulman. Au lieu de quoi, elle s’est persuadée que les « racines du terrorisme » étaient dans les sociétés « sous-développées », « malades » et « corrompues » du Moyen-Orient. Il en découlait qu’il était nécessaire de changer ces régimes et de réformer ces sociétés. D’où la guerre contre l’Irak comme première étape du « remodelage » de la région tout entière.
Que se passera-t-il en Irak après la guerre ? C’est actuellement le sujet d’un intense débat entre les alliés. Comme l’ont clairement dit le Pentagone et Colin Powell, les États-Unis veulent avoir une « position dominante » dans l’Irak de l’après-Saddam. Ils semblent prévoir une autorité en prise directe, un peu sur le modèle de l’autorité coloniale britannique en Égypte après l’occupation de 1882. L’administration civile de l’Irak ainsi que l’assistance humanitaire seront sous la responsabilité du lieutenant-général Jay Garner, dont on connaît les activités dans le commerce des armes et les liens personnels avec les likoudniks israéliens : il jouerait un rôle de proconsul sur le modèle de lord Cromer en Égypte. Parallèlement, les affaires militaires et la sécurité seront sous la responsabilité de l’adjoint du général Franks au Centcom, le lieutenant-général John Abizaid (apparemment parce qu’il parle arabe !) sur le modèle du maréchal britannique lord Kitchener. Ainsi, deux généraux américains, Garner et Abizaid, que rien ne destinait à cette mission, auront en main le destin de l’Irak. Appuyés sur la force militaire américaine, ils seront assistés par une petite armée d’administrateurs américains pour superviser ses divers régions et « ministères ». Ressuscitant les vieilles pratiques coloniales, les États-Unis veulent même s’occuper directement de l’industrie pétrolière de l’Irak, fondement de son économie, qui est dirigée depuis des décennies par des Irakiens et qui emploie 50 000 personnes. Rien ne semble prévu pour l’utilisation des membres de l’opposition irakienne soutenue par l’Amérique, comme Ahmed Chalabi ou Kanan Makiya, qui, s’ils se montrent, seront presque certainement considérés comme des traîtres et des collabos par la population irakienne. Quant au général Franks, il devrait rentrer aux États-Unis après la guerre.
Le point de vue britannique sur l’après-guerre est tout à fait différent. Le Premier ministre Tony Blair propose une conférence réunissant sous l’égide des Nations unies tous les groupes politiques irakiens pour décider de la forme que prendra l’administration post-Saddam. Il souhaite que ce soit les Nations unies, et pas les États-Unis, qui jouent le rôle principal. Blair, qui a besoin de se refaire une santé politique, a d’autres propositions. Il veut que l’on fasse de véritables efforts pour régler le conflit israélo-palestinien, en particulier qu’on gèle totalement la colonisation juive et qu’on mette en place un système de surveillance efficace. Ce qui provoque une crise dans les relations israélo-britanniques (voir pp. 39-41). Le Premier ministre israélien Ariel Sharon a déjà expédié à Washington son ministre des Affaires étrangères Silvan Shalom pour contrer les propositions britanniques. Blair ne devrait pas tarder à s’apercevoir que Sharon a plus de poids que lui dans la capitale américaine.
En Irak, Blair ne veut pas que l’on confie aux troupes britanniques, déjà à l’extrême limite de leurs possibilités, des devoirs de police dans l’Irak occupé : elles passeraient inévitablement pour les laquais d’une administration américaine de type colonial. L’opinion britannique se révolterait contre un rôle aussi ingrat et aussi subordonné. Mais il est peu probable que Blair obtienne le feu vert de Bush sur aucun de ces points. En vérité, on commence à s’apercevoir à Londres que Blair n’a guère d’influence à Washington, et il s’en retrouve d’autant plus affaibli. Il a provoqué une division du Parti travailliste, compromis les relations de la Grande-Bretagne avec la France et l’Allemagne, et montré que les « liens spéciaux » avec les États-Unis n’étaient qu’une voie à sens unique qui ne valait à la Grande-Bretagne que des complications. Avec un bilan aussi lamentable, l’avenir politique de Blair s’annonce mal.

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