Bachar sauve l’honneur

Menacée par Donald Rumsfeld qui lui reproche de souhaiter l’échec de l’intervention des coalisés, la Syrie refuse de courber l’échine.

Publié le 8 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

La Syrie de Bachar el-Assad est une exception dans le monde arabe. C’est le seul pays qui ose ouvertement s’opposer aux États-Unis et dénonce sans ambiguïté l’agression américano-britannique contre l’Irak. Son président, dans un entretien publié le 27 mars par le quotidien libanais As-Safir, est même allé plus loin encore en souhaitant l’échec de l’intervention armée. Cette franche prise de position, à laquelle est venue s’ajouter celle du mufti de la République, Cheikh Ahmed Kaftaro, appelant les musulmans à la résistance et encourageant les actions kamikazes, a provoqué la fureur de Washington. Pour l’instant, l’escalade n’est que verbale. Et c’est Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense et chef de file des faucons, qui a orchestré la contre-attaque. Dès le 28 mars, il a accusé la Syrie de soutenir l’Irak en lui livrant du matériel, et notamment des lunettes de vision nocturne, qui pourraient faciliter les embuscades contre les soldats de la coalition.
Ces allégations ont été immédiatement démenties aussi bien par Damas que par Bagdad. Mais elles ont été relayées par des responsables israéliens. Selon eux, les armes de destruction massive irakiennes stationnées dans l’ouest du pays, dont des missiles susceptibles de frapper l’État hébreu, restent introuvables parce qu’elles ont été mises à l’abri de l’autre côté de la frontière avec la Syrie par les forces de Saddam Hussein. Une affirmation difficilement vérifiable. Si elle était fondée, les Américains, qui exercent une surveillance constante sur cette région, déjà occupée de surcroît par leurs forces spéciales, se seraient empressés de fournir des clichés satellite. Mais, jointes aux déclarations du secrétaire d’État américain Colin Powell, qui a sommé Damas de choisir son camp, elles ont fait monter un peu plus la pression. Ces mises en garde à peine voilées n’ont pas ébranlé les dirigeants syriens. Qui ont répliqué en déclarant qu’ils se rangeaient « dans le camp de la légalité internationale », c’est-à-dire contre les envahisseurs…
Ce raidissement imprévu de Damas contrarie évidemment les plans américains – déjà passablement chamboulés par le refus des Turcs de permettre le déploiement de 62 000 G.I.’s sur leur territoire. Il place certains de leurs alliés honteux, comme la Jordanie ou l’Égypte, dans une situation inconfortable. Bachar el-Assad, raillé pour son introversion et son manque de charisme, est en train de gagner ses galons de leader arabe. Lui qui n’avait jamais été jusque-là que « le fils de son père » est en train d’apparaître comme l’étoile montante d’un nationalisme arabe ressuscité. Ce qui, par ricochet, fragilise la posture d’un Abdallah de Jordanie ou d’un Hosni Moubarak. De là à dire que ce calcul détermine la position syrienne, il n’y a qu’un pas, que nombre d’observateurs se sont hâtés de franchir. Mais, en réalité, et même si Bachar est sûrement très flatté de se voir désormais accoler toutes sortes de qualificatifs élogieux, son comportement est dicté par des considérations autrement plus terre à terre. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa situation est aussi périlleuse que celle de ses homologues jordanien ou égyptien. Le président syrien craint pour la survie de son régime.
Une mainmise américaine sur l’Irak, si elle se confirmait, parachèverait son encerclement. Coincée entre Israël et la Turquie, la Syrie est d’ores et déjà dans une position très vulnérable, son armée étant incapable de rivaliser avec celles de ses puissants ennemis. Le contentieux avec Ankara, qui portait à la fois sur le soutien à la rébellion kurde du PKK et sur le partage des eaux de l’Euphrate, a été quasiment apuré. En revanche, avec Tel-Aviv, la tension est toujours très vive, et Ariel Sharon – les Américains l’ont fait savoir sans détour en septembre dernier au président Bachar – peut se saisir de n’importe quel prétexte pour attaquer. La disproportion des forces est flagrante, et, depuis la perte du plateau du Golan, en 1973, l’armée syrienne ne dispose plus de profondeur stratégique. La capitale des Omeyyades est à portée de canon de la frontière israélienne. Le soutien apporté par la Syrie à la résistance palestinienne et libanaise (principalement au Hezbollah, également parrainé par l’Iran) rend Damas responsable, aux yeux des Israéliens, des agissements opérés à partir du Sud-Liban. Il justifie également l’hostilité de Washington, qui considère la Syrie comme un État parrain du terrorisme international. La coopération active du régime dans la lutte contre le réseau el-Qaïda ne change malheureusement rien à l’affaire. Damas est dans la ligne de mire et a de bonnes raisons de craindre d’être la prochaine victime des visées déstabilisatrices américano-israéliennes dans la région.
Dans ces conditions, la perspective d’un Irak sous la domination des États-Unis est carrément insupportable aux yeux des dirigeants syriens. Bachar et les caciques du régime baasiste ne veulent pas être acculés à monnayer leur survie en multipliant les concessions humiliantes. Une Syrie isolée et prise en étau par ses voisins serait soumise à des pressions irrésistibles quand l’hypothèse d’un règlement définitif du conflit israélo-arabe commencera à prendre corps. Et Damas pourrait bien être obligé de renoncer et à sa souveraineté sur une partie significative du Golan et à ses prétentions sur un Liban qui se transformerait en État croupion satellite d’Israël. Le régime syrien, qui a pour socle idéologique le nationalisme, ne s’en relèverait probablement pas. Il a donc tout intérêt, en attendant des jours meilleurs, à un maintien du statu quo, donc à la défense, discrète, de l’indépendance de l’Irak. La Syrie, comme l’Iran, l’autre bête noire des États-Unis, souhaite que la résistance irakienne dure le plus longtemps possible. Si les Américains rencontrent d’énormes difficultés en Irak, subissent les harcèlements incessants des fedayine et échouent à mettre en place un « gouvernement ami » à Bagdad, Bush, Rumsfeld et consorts pourraient différer – voire abandonner – leurs plans de remodelage de la carte politique du Moyen-Orient.
Mais, note un observateur, fin connaisseur des affaires militaires, « une résistance ne peut être efficace que si elle bénéficie de soutiens extérieurs. Elle a besoin d’armes, de munitions et d’argent ». Les Syriens et les Iraniens le savent. Le 16 mars, soit quelques heures avant l’expiration de l’ultimatum de Bush, Bachar el-Assad s’est rendu à Téhéran pour y rencontrer Mohamed Khatami, le président iranien. Les deux hommes sont sans doute convenus de renforcer la coordination entre leurs deux pays. Si les Irakiens continuent à résister, Syriens et Iraniens pourraient être tentés de faire plus pour les aider… sans trop se mouiller. La configuration du terrain s’y prête : les frontières sont longues et poreuses, impossibles à contrôler de bout en bout. À l’instar de ce qu’ils ont fait, avec un certain succès, au Liban, en entraînant et en armant les combattants du Hezbollah, ils pourraient entreprendre des opérations antiaméricaines par Irakiens interposés. Une stratégie à haut risque dont rien n’indique, pour le moment, qu’elle pourrait être celle des Syriens.
À ce jour, ils se bornent à laisser passer les volontaires arabes désireux de se battre aux côtés de l’Irak. Mais n’excluent aucune hypothèse. Les Américains, qui redoutent que la guerre ne s’installe dans la durée et ne se poursuive même après la chute de Saddam Hussein, sont conscients du risque d’internationalisation rampante. Déjà, avec leurs forces spéciales infiltrées dans l’Ouest irakien, ils essaient de contrôler la route de Bagdad à Damas. Les avertissements maladroits lancés aux Syriens par Rumsfeld et Powell visent avant tout à les dissuader de s’engager plus avant dans cette option. Ils trahissent aussi une certaine inquiétude. Les Américains tablaient sur un succès rapide et spectaculaire, et espéraient que les voisins de l’Irak, terrorisés, adopteraient un profil bas. C’est raté. Syriens et Iraniens attendent que la situation se décante avant d’abattre leurs cartes. La phase d’observation pourrait encore durer deux à trois semaines, le temps de s’assurer que la résistance irakienne ne faiblit pas…

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