Thierry Breton
Il quitte la présidence de France Télécom pour devenir ministre de l’Économie et des Finances. Ce sauveteur d’entreprises en détresse saura-t-il redresser la maison France ?
S’il existait un ordinateur pour la formation des gouvernements à partir de toutes les données contrastées de la situation de la France, la machine aurait certainement désigné Thierry Breton (50 ans) pour Bercy. Quel meilleur candidat que ce redresseur d’entreprises en détresse, au moment où tant de rapports officiels et d’études internationales accumulent les diagnostics inquiétants sur les retards et les handicaps de la maison France ? Et quelles entreprises sauvées par lui de la déconfiture ? Les
fleurons de la high-tech mondiale, trois colosses fragilisés par des pertes abyssales :
Bull, qu’il a remis dans la bonne direction bien qu’il reste un géant aux pieds d’argile; Thomson Multimédia, dont les difficultés engendrèrent un psychodrame national, le soir où Alain Juppé, interpellé dans un Journal télévisé sur la vente de la compagnie au sud-coréen Daewoo, répondit aux critiques par cette remarque agacée: « L’entreprise ne vaut pas plus que le franc symbolique » ; France Télécom, enfin, où ce spécialiste des cas
désespérés donne la pleine mesure de ses capacités. À son arrivée, en 2002, il trouve le géant du CAC 40 plombé par une dette de 68 milliards d’euros un record du monde et les pertes les plus élevées jamais enregistrées par une entreprise française: 20,7 milliards d’euros. En moins de trois ans, Thierry Breton dégage 2,8 milliards d’euros de profits, et l’action remonte de 6 euros à 23 euros. L’entreprise peut être privatisée sans troubles sociaux majeurs, bien que ses principaux syndicats soient la CGT et Sud.
« Le temps des ingénieurs est revenu, lui arrive-t-il de dire. C’est une bonne chose. » On peut cependant s’étonner que Jacques Chirac porte de nouveau son choix sur une personnalité de la société civile, alors qu’il venait d’y réexpédier sans ménagement les Luc Ferry, Jean-Jacques Aillagon et autres Francis Mer, avec pour seul compliment cette épitaphe : « La politique, c’est aussi un métier. »
Thierry Breton n’est pas un homme politique. Mais ce capitaine d’industrie a tout pour le devenir. Il a déjà l’expérience des cabinets ministériels. En 1986-1988, le ministre de l’Éducation, René Monory, le charge des dossiers technologiques : « m’a appris le sens de l’intérêt général et l’art de la négociation. » Il l’avait également nommé directeur de son Futuroscope de Poitiers, dont le jeune conseiller sut faire un efficace tremplin électoral. En 1988, le voilà vice-président du conseil régional de Poitou-Charentes, où il se lie d’amitié avec Jean-Pierre Raffarin.
Si on le situe de longue date en « Chiraquie », ce n’est pas seulement parce qu’il
accompagné le président lors de quelques voyages à l’étranger, mais parce que Jacques Chirac lui a donné des signes plus rares de sympathie : il l’a nommé au conseil d’administration du musée du Septennat et a tenu à faire l’éloge de son essai La Dimension invisible, dans Le Figaro.
« À la différence de Francis Mer, remarque un proche du chef de l’État, Thierry Breton saura trouver le bon langage avec les parlementaires. Mer avait du mal à comprendre que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Breton est plus louvoyant. »
Le mot est juste. Il lui faudra en effet louvoyer comme il a appris à le faire, bien que le sens du compromis ne soit pas son fort, lorsque, au prix de réformes drastiques, il lui fallut redresser des entreprises sans trop de casse sociale. Louvoyer entre le président, le Premier ministre et les ministres influents que sont devenus Michèle Alliot-
Marie, parce que la Défense est plus que jamais le domaine réservé du chef de l’État, et Jean-Louis Borloo, parce que le président est conscient que la réussite de la politique sociale conditionne la survie de la majorité. Face à ces nouveaux poids lourds du gouvernement, le ministre des Finances n’est plus ce qu’il était : un contre-pouvoir au sein même du pouvoir, incontournable bastion de résistance aux demandes incessantes de crédits.
Le sénateur Philippe Marini pose la question de fond: « Quelle dose de liberté aura-t-il par rapport au chef de l’État ? » Elle s’impose en effet, à quelques semaines du référendum sur l’Europe. Chirac a eu beau traiter gaillardement de « connerie » l’hypothèse d’un échec de la consultation, son entourage est plus perplexe. Breton sera en tout cas incité, pour ses débuts au gouvernement, à redoubler de prudence.
D’autant que la faiblesse de la croissance réduit sa marge de manuvre : entre la promesse faite aux Français de baisser leurs impôts et l’engagement renouvelé à Bruxelles de ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB ; entre le budget que lui laisse l’équipe de son prédécesseur et la préparation de la loi de finances 2006 ; entre les demandes des ministres et la nécessité de faire des économies.
« Francis Mer avait du mal à imposer ses arbitrages, confie Gilles Carrez, rapporteur
général du Budget à l’Assemblée, parce qu’il n’avait pas de relais parlementaire. Tout va dépendre des capacités d’insertion de Thierry Breton dans le milieu politique. »
Les premières réactions des élus de la majorité sont favorables, en dépit et peut-être aussi en raison de sa réputation d’« atypique ». Il n’est pas passé par l’ENA, a échoué à Polytechnique, mais il a intégré Supelec qui a « produit » un autre grand manager, Jean-Luc Lagardère. Puis il voyage, enseigne les mathématiques et l’informatique au Lycée
français de New York. Il écrit des livres de science-fiction, dont un best-seller, Softwar, où les Américains attaquent les ordinateurs russes à coup de virus, « premier
thriller technologique fondé sur des réalités scientifiques », crée et dirige des petites
sociétés. S’il obéit à ses intérêts du moment, cet homme pressé ne musarde jamais. Il n’a que 33 ans lorsque les Jeunes Chambres économiques internationales l’élisent « Homme de l’année 1988 ». En voyage de noces au Sénégal, il en profite pour vendre ses services informatiques à la principale cimenterie du pays.
L’allure de ce svelte quinquagénaire est, elle aussi, atypique. L’homme cultive une image juvénile, avec sa tignasse à la Pierre Perret et cette mèche rebelle qui donne à son visage rieur une note énergique.
Avec lui, au moins, le gouvernement semble à l’abri des mauvaises surprises. Cet homme de communication a toujours joué la transparence. N’importe quel citoyen pouvait connaître son salaire comme patron de France Télécom (1 347 374 euros en 2003) en consultant le site Internet du groupe. Responsable de l’Économie et des Finances de la nation, il gagnera huit fois moins. Ses valeurs mobilières seront confiées à un administrateur
indépendant. Il continuera d’occuper, avec sa femme et ses trois enfants, le logement
qu’il possède dans le 14e arrondissement de Paris. De quoi effacer la détestable impression laissée dans l’opinion par l’affaire de l’appartement de son prédécesseur Hervé Gaymard, avec ses 600 m2 et son loyer de 14000 euros aux frais du contribuable
Au plan social, Breton se définit comme un patron citoyen. « Le président de France Télécom a vécu son poste comme un sacerdoce », écrit le journal Managers. Il laisse peu de place à la détente, exige de ses équipes un total dévouement. Depuis qu’il est ministre, les syndicats ne manquent pas de critiquer ses méthodes de gestion passées, les efforts qu’il demandait au personnel et dont il donnait lui-même l’exemple « parce que aucune situation n’est jamais acquise et que le plus difficile est toujours à réaliser ». Pour redresser ses entreprises, il a toujours misé sur « les ressorts humains ». La CFDT louait alors sa « démarche d’ouverture. » Et la CGT ne lui a pas fermé ses portes quand il est allé passer une journée à son siège de Montreuil pour observer le fonctionnement du premier syndicat de France.
Lorsqu’il critique aujourd’hui « les excès du capitalisme anglo-saxon » et sa « logique de rentabilité » et affirme que « nous concevons autrement notre rôle en France », on devine que cela ne correspond pas seulement chez lui à une règle de management, mais à une attention sincère aux souffrances des gens. Nommé en pleine présentation des bilans
d’entreprises, et alors que la presse claironnait les bénéfices records d’un grand nombre de sociétés, il a prescrit aux patrons de ne pas oublier d’affecter une partie des plus-values à la revalorisation des salaires. C’est ce qu’il appelle « avancer ensemble ».
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