Mohamed Bazoum : « Comment nous éradiquerons le terrorisme »
Les États du Sahel peuvent-ils faire face à la guerre asymétrique qu’ils livrent aux jihadistes depuis plusieurs années ? Le président nigérien en est persuadé. Voici les pistes qu’il propose.
Mon propos ne consistera pas dans un discours attendu en pareille circonstance. J’ai décidé, délibérément, de me rendre le plus utile possible aux participants à ce Forum en faisant part de mon analyse sur l’insécurité qui prévaut dans certains pays du Sahel, dont le mien, pour que nos échanges s’enrichissent de mon expérience personnelle.*
Le terrorisme aujourd’hui à l’œuvre dans l’espace sahélien se caractérise par des formes d’organisation qui s’apparentent singulièrement à celles observées dans les guérillas d’Amérique latine au cours des années 1960-1970. Lorsque je lis les fiches des renseignements qui se rapportent au mode d’organisation de ces mouvements, j’y découvre une description de la réalité qui me rappelle mes lectures de Régis Debray et de Che Guevara. Les bases terroristes sont, en effet, organisées sur le modèle des focos, tels que Régis Debray les décrivait. Ce modèle, on s’en souvient, n’avait pas fait fortune dans les guerres des mouvements de libération nationale en Afrique ni à l’occasion des guérillas tentées au Cameroun, en RDC et au Niger au début des années 1960.
Téléphones satellitaires
Il est pour le moins étonnant que ce modèle réapparaisse plus de cinquante années plus tard et connaisse un succès technique sans commune mesure avec ce qu’il s’était passé à l’époque. D’autant que les organisations terroristes dont il est question aujourd’hui bénéficient d’un encadrement intellectuel de faible consistance : tout le contraire des expériences des années 1960, où les mouvements révolutionnaires étaient animés par de vrais cadres politiques, d’un niveau appréciable.
Comment comprendre un tel phénomène ? En quoi les deux contextes sont-ils dissemblables au point de donner lieu à un tel décalage ?
La différence tient au fait que les avancées technologiques permettent aujourd’hui aux groupes rebelles d’accéder à nombre de moyens, qui, à l’époque, étaient l’apanage des forces étatiques. Il en est ainsi des moyens de communication. Les groupes armés non étatiques utilisent en effet les téléphones mobiles GSM, les téléphones satellitaires, et possèdent leurs propres fréquences de talkies-walkies. Ils ont même un certain avantage sur les armées puisqu’ils sont capables de détruire les antennes des téléphones mobiles partout où ils considèrent que ces dernières sont gênantes pour leur action.
Les groupes rebelles ont accès aux mêmes armes que les forces légales qu’ils combattent
De plus, de toutes les avancées de la science et de la technologie, les avancées dans le domaine de l’armement de base restent celles qui sont le plus largement accessibles. Cette vérité se vérifie d’autant plus dans le Sahel, où les groupes criminels sont alimentés en armes à partir de la Libye.
Un trop-plein d’armes
À propos de la Libye, il faut savoir qu’au temps du colonel Mouammar Kadhafi, ce pays était une véritable poudrière. À la chute de son régime, de nombreuses armes ont été mises à la portée de groupes criminels, lesquels ont généré des réseaux de trafics par lesquels les pays sahéliens en ont été littéralement inondés. En outre, la guerre entre les différentes factions se disputant le pouvoir dans ce pays très convoité a suscité des interférences internationales qui ont mis en compétition des États, parfois très riches, lesquels ont déversé des armes dans des proportions jamais vues ailleurs.
Ce trop-plein d’armes a été canalisé vers le Sahel et sert, depuis lors, à alimenter différents foyers terroristes ainsi que de nombreux groupes de bandits criminels opérant dans la zone, surtout au Nigeria. Le résultat est que jamais, nulle part au monde, des groupes rebelles n’avaient pu avoir accès, comme c’est aujourd’hui le cas au Sahel, aux mêmes armes que les forces légales qu’ils combattaient. J’ai même la faiblesse de penser que la proportion de certaines armes détenues par les terroristes est supérieure à celle détenue par les forces régulières. C’est le cas notamment des lance-roquettes RPG et des fusils mitrailleurs M80, armes vedettes de ces guerres.
L’autre grande vedette de cette guerre, c’est la moto
Les mouvements révolutionnaires des années 1960 étaient réputés pour la pauvreté de leur armement et pour le déséquilibre, en ce domaine, de leur rapport de forces vis-à-vis des troupes régulières. A contrario, les groupes terroristes qui opèrent actuellement au Sahel se distinguent par le caractère sophistiqué et par la quantité de leurs armes et de leurs munitions, acquises à des coûts très faibles par le biais de réseaux de contrebande libyens.
L’autre grande vedette de cette guerre, c’est la moto à deux roues. Elle constitue même le principal avantage tactique des groupes armés non étatiques, à savoir leur extrême mobilité. C’est véritablement la moto qui confère à cette guerre son caractère asymétrique. Quand on connaît, par ailleurs, les caractéristiques physiques du terrain sur lequel opèrent les terroristes (absence de routes et densité de la végétation par endroits), on comprend l’avantage qu’il y a d’utiliser ce moyen qui allie petite dimension, rapidité, rusticité et sobriété. En face, les forces régulières utilisent des moyens mécanisés très peu commodes du fait, notamment, de leur lourdeur et de leur lenteur.
Connaissance du terrain
En plus des facteurs techniques qui leur sont favorables, les groupes terroristes ont pour eux l’avantage de la connaissance du terrain. Leur mode de vie pastoral en fait des hommes rompus à la souffrance due aux privations et la pénibilité de la vie au quotidien. Pour un jeune berger, passer de la marche à pied à la moto procure confort et prestige. Exactement comme passer du bâton à la Kalachnikov…
Les jeunes qui intègrent les organisations terroristes se sentent exaltés par les merveilles auxquelles ils accèdent, ce qui leur confère un sentiment de valorisation de soi fantasmatique. Les victoires plutôt faciles qu’ils ont remportées contre les armées régulières leur ont en outre permis de prendre un ascendant psychologique sur ces dernières, confortant ainsi leurs préjugés ancestraux de pasteurs vis-à-vis des agriculteurs.
Le nord du Mali est depuis près de deux décennies un espace de non-droit
Outre les atouts sus-mentionnés, les mouvements terroristes sahéliens bénéficient de conditions d’accès à des ressources financières inédites pour une rébellion. Depuis près de deux décennies, le nord du Mali est un espace de non-droit, où s’est développée une économie criminelle autour, notamment, du trafic transaharien de la drogue en direction de l’Europe et de l’Asie.
Les organisations terroristes locales, succursales d’ Al Qaïda et de Daesh, ont partie liée avec ce trafic, qui leur procure de l’argent, au même titre que les rançons faramineuses que payent certains pays pour libérer leurs citoyens retenus en otage.
La présence de gisements d’or, nombreux dans la zone, a favorisé des activités d’orpaillage sous leur contrôle, ce qui leur permet d’accroître leurs capacités financières. Mais, en ce moment, une bonne partie de leur argent leur vient des extorsions, du vol à grande échelle de bétail et des taxes auxquelles ils soumettent systématiquement toutes les populations des vastes zones qu’ils parcourent à moto. Depuis la généralisation à grande échelle de ces taxes et du vol de bétail, les vocations se sont développées, et le nombre de jeunes pasteurs rejoignant les groupes terroristes ne fait que croître.
Un autre aspect très caractéristique de ces mouvements, tout à fait à l’opposé des expériences révolutionnaires des années 1960, réside dans le fait que les chefs terroristes vivent, en général, dans leur propre terroir, non loin de leurs familles. Ainsi, ils fréquentent quasi normalement leur parentèle et jouissent de tous les avantages qui découlent d’une telle situation. L’un d’entre eux, et non des moindres, est qu’ils puissent, au passage d’une opération militaire lourde, repérée de très loin, se déguiser en paisibles bergers.
Aucun projet de société
Je viens de peindre un tableau donnant à voir les nombreux atouts qui favorisent l’expansion du terrorisme au Sahel. Mais ce phénomène a aussi ses grandes faiblesses, qui le privent de toute forme de viabilité à long terme. Son talon d’achille réside dans son absence de projet de société, dans la faiblesse de son encadrement politique et dans son incapacité subséquente à mettre sur pied la moindre forme d’administration.
Si, au départ, Al-Qaïda au Maghreb islamique, en occupant le nord du Mali à travers ses affidés locaux, prétendait instituer la charia, voire fonder un Émirat islamique, c’était surtout parce qu’elle utilisait pour l’essentiel des cadres algériens et sahraouis. Aujourd’hui que ces cadres ne sont plus là, sa rhétorique islamiste renvoie davantage à ses origines qu’à une éthique sous-tendant un véritable projet.
Un distinguo mérite toutefois d’être établi entre le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) d’une part, et l’État islamique au grand Sahara (EIGS) d’autre part. Le GSIM possède des cadres radicalisés et utilise même des jeunes, dont beaucoup ont fréquenté les écoles coraniques traditionnelles. Au sein de ce mouvement, la rhétorique islamiste est plus prégnante. Elle se traduit, sur le terrain, par l’organisation de prêches, par la manifestation d’actes de prosélytisme relativement courants et par une tendance à s’en prendre de manière agressive aux symboles de l’État (en particulier aux écoles) et à l’islam traditionnel. Rien de tel à l’EIGS, dont la base comme l’encadrement sont composés de bergers qui n’ont jamais fréquenté les écoles coraniques et dont l’islamisation est des plus superficielles.
Violence cupide
En vérité, le terrorisme, étant devenu un moyen de gagner son pain, a attiré à lui tous les bandits vivant de trafics transfrontaliers divers, qui ont traditionnellement écumé l’espace (braconniers, coupeurs de routes, trafiquants de carburant, de tramadol, etc).
Les populations sont spoliées de leur bétail et tenues en respect par une terreur effroyable
Aujourd’hui, ce qui est à l’œuvre consiste en un mélange de stratégies diverses, dont le lien réside, du moins au Niger, dans le nord du Mali et dans l’est du Burkina, au-delà des slogans, dans une violence cupide imposant une oppressante chape de plomb aux populations. Celles-ci sont spoliées de leur bétail, assujetties à des taxes exorbitantes au nom de la zakat, et tenues en respect par une terreur effroyable. Ceci est une conséquence d’un phénomène concomitant de « jihadisation » du banditisme et de « banditisation » du jihad.
À l’évidence, nous sommes loin des mouvements rebelles des années 1960 et de leurs mots d’ordre exigeant des révolutionnaires de se fondre dans les communautés comme des poissons dans l’eau. Ici, les terroristes vivent non pas au sein mais à côté des communautés et à leurs dépens, les soumettant par la violence. Ces mouvements n’ont pas vocation à construire un quelconque projet ; ils n’envisagent rien d’autre que la rapine dont ils vivent à l’instant – l’instant étant leur seule temporalité.
Cependant, si le terrorisme sahélien se réclamant de l’islamisme n’est porteur d’aucun véritable projet à caractère politique, ses agissements violents ont des effets politiques réels, et même disproportionnés. La pression exercée sur les populations à travers les rackets et les tueries à caractère ethnique donnent lieu à des situations de désolation, relayées par les réseaux sociaux qui, à leur tour, créent une psychose particulièrement traumatisante.
Cette psychose affecte dangereusement le moral de tout un pays et crée un besoin de sécurité marqué au coin de l’impatience. En résulte un sentiment délétère, exacerbé par les réseaux sociaux et exploité de manière opportuniste par les partis politiques d’opposition et une certaine société civile. Ce furent, on s’en souvient, les déboires de l’armée dans le nord du pays, en 2012, et l’angoisse qui s’empara des populations qui délégitimèrent le régime du président ATT au Mali et conduisirent à sa chute, en mars de cette année-là.
De même, si, en août 2020, la coalition M5-RFP a pu mobiliser des foules nombreuses et provoquer la chute du président IBK, cette situation résultait davantage du traumatisme provoqué par l’insécurité que des accusations de mauvaise gouvernance portées contre lui.
Décrédibiliser les États, dénigrer leurs alliés
Comme on peut le constater, les organisations terroristes sévissant dans le Sahel, animées par des bergers incultes, agissant sans aucun projet politique, ont tout de même pu réussir à diviser localement les communautés ethniques entre elles, à décrédibiliser les États aux yeux de leur opinion en semant le doute sur la capacité de ces derniers à assurer leur sécurité, et à favoriser une campagne de dénigrement à l’encontre de leurs alliés internationaux dans leur combat commun contre le terrorisme.
S’il suffit, en effet, que quatre bandits sur deux motos massacrent des dizaines de personnes habitant un village très isolé pour provoquer un choc national, la porte est dès lors grande ouverte aux théories du complot les plus délirantes, dont le destin n’est, en l’espèce, que le symptôme de l’état de démoralisation des sociétés victimes de ce fléau.
Les pays du Sahel ont besoin de ressources financières exceptionnelles
Un tel contexte est gros de tous les dangers, et les États sahéliens se doivent donc de mettre sur pied une stratégie militaire adaptée aux défis, en recourant à des techniques et à des moyens de nature à rendre la guerre la moins asymétrique possible. C’est ce que le Niger s’efforce de faire. Ces États ont par ailleurs besoin d’un soutien de leurs partenaires mieux adapté, axé sur le renseignement, l’appui aérien et le renforcement des capacités de leurs armées.
S’agissant du renseignement, la grande erreur de nos partenaires est leur faible implication dans le combat contre le trafic d’armes en provenance de Libye, qui est pourtant le paramètre le plus important, celui qui explique la prévalence de ce terrorisme. Les pays du Sahel ont, enfin, besoin de ressources financières exceptionnelles, dont l’accès commande une dérogation aux règles de financements traditionnels consacrés par les institutions financières internationales, faute de quoi leur action restera très insuffisante.
(*) Discours prononcé par le président nigérien le 6 décembre 2021 lors du IVe Forum international sur la paix et la sécurité en Afrique, à Dakar.
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