Le « tikourbabine de ma mère », ou la saveur du souvenir
Éloges de l’Afrique gourmande (3/6). De la semoule, de la viande, des légumes, et une recette mieux gardée que la formule du Coca-Cola : l’écrivain Mabrouck Rachedi nous entraîne dans les secrets de sa cuisine maternelle.
C’est mon anniversaire et je sens cette odeur. Aussi longtemps que je me souvienne, elle a accompagné les jours de fête. Mais avant qu’elle me parvienne, il y a tout un cérémonial. Ma mère va chercher de la semoule dans une armoire, la disperse dans un énorme plat, elle apporte trois tonnes de légumes et autant de viande sèche, verse de l’huile… Le résultat final est une boule de semoule qui baigne dans une sauce rouge au fumet incomparable. Mon estomac gargouille rien que de penser à ce que, gamin, j’appelais « corbaba ». La version originale, tikourbabine, était plus difficile à prononcer qu’à déguster.
Si je me suis interrompu pendant la recette du tikourbabine (« boule » en kabyle), c’est parce qu’elle est mieux gardée que la formule du Coca-Cola. Chaque membre de ma famille a dû jurer le secret. L’omerta est absolue, la briser serait la trahison d’un pacte ancestral. Comme toute personne placée dans le programme de protection du FBI, le tikourbabine a plusieurs identités : taasbante, tasahlite, lasbanne, tiasbanine… C’est le prix à payer quand on est aussi recherché. Selon que l’on utilise l’un ou l’autre de ces noms, on dévoile son origine : dis-moi comment tu l’appelles et je te dirai d’où tu viens. C’est un marqueur identitaire. Deux villages voisins peuvent employer des appellations différentes. S’ouvre alors une ligne de fracture, à l’instar de celle entre les O’Timmins et les O’Hara dans Les Rivaux de Painful Gulch, l’album de Lucky Luke.
L’interminable attente
Ma mère cuisinait des tonnes de tikourbabine et pourtant, on se battait pour avoir chacun notre part. Une demi-boule pour les enfants, une entière pour les adultes et plus pour les gourmands… Passer d’une ration à l’autre était un rite initiatique. Je me suis un peu fait violence pour finir ma toute première boule. Je m’en souviens comme de mon premier plongeon dans le grand bain de la piscine de Saint-Denis : c’était à mon dixième anniversaire, je m’étais juré que le passage à deux chiffres était le moment de plonger dans cet autre grand bain, celui de l’âge adulte.
La vraie raison qui rend ce plat unique ce sont ces moments que nous vivons ensemble
La bagarre faisait partie du jeu. La guerre de position pour être le premier servi commençait dès la cuisson. L’odeur se sentait à un kilomètre à la ronde. L’interminable attente s’apparentait au supplice de Tantale. Mais un supplice sublime. Des heures de tentation pour quelques minutes de gavage. Ainsi ai-je appris très tôt que ce qui compte, ce n’est pas l’arrivée, c’est la quête, comme le chante Orelsan.
Je n’ai jamais mangé un autre tikourbabine que celui de ma mère. Il m’est rarement arrivé de le voir sur la carte de restaurants kabyles. Je n’ai pas poussé la curiosité au-delà, pour découvrir à quoi les boules ressemblaient. Ça ne m’a jamais donné envie, l’effluve n’était pas le même, le volume ne correspondait pas, l’accompagnement, n’en parlons pas… Bref, c’était n’importe quoi. Il manquait l’essentiel : ma mère.
Je parle toujours du tikourbabine de ma mère, même si ce n’est plus elle qui le cuisine. Elle a transmis la recette à ses enfants. Mais ça reste son tikourbabine, que ce soit ma sœur, mon frère ou moi-même qui le préparons. L’avantage dans une famille nombreuse, c’est que les anniversaires sont fréquents. Ce n’est pas seulement un plat que nous mangeons, ce sont des souvenirs que nous savourons. Et notre mère que nous retrouvons, la vraie raison qui rend ce plat unique ce sont ces moments que nous vivons ensemble.
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