Tunisie : le tajine malsouka et la douceur du foyer retrouvé
Éloges de l’Afrique gourmande (4/6). Chez Frida Dahmani, ce plat est celui des retrouvailles et de la convivialité.
À chaque retour de voyage et à chaque visite d’amis étrangers, nous n’échappions jamais au rituel du tajine malsouka concocté par ma grand-mère et ma mère dans le secret de leurs fourneaux. Elles y mettaient tant de soin, d’amour et de fantaisie qu’elles en avaient fait une spécialité prisée, indissociable de ces moments de réjouissance.
Reflet d’un territoire
Trônant au centre de la table dans son plat rond, le tajine malsouka, précédé d’un fumet qui titillait les papilles, signifiait qu’on avait bien retrouvé les siens. Dès qu’il était servi, les conversations cessaient et, pendant que tous tendaient leur assiette, s’installait une sorte de silence approbateur ; chacun jaugeait le fondant du mets au parfum du fromage gratiné et dont la croûte aux nuances de jaune laissait encore s’échapper un grésillement.
Avec des soupirs d’aise, les palais se délectent et petit à petit un apaisant réconfort s’installe
À leur habitude, avant d’être réduits au silence par la dégustation ou le regard impérieux de leur mère, les oncles se perdaient en conjectures passionnées sur l’origine de ce plat qui, de mère en fille, était devenu, depuis cinq générations, propriété familiale. L’un suggérait que l’aïeul, qui avait cinglé sur Tunis depuis Istanbul après avoir rêvé de Sidi Mahrez, saint patron de la ville, avait ramené avec lui, au 18e siècle, cette recette dérivée du burek turc, lui-même d’origine byzantine. D’autres le démentaient avec âpreté et assuraient que le plat, avec son allure de tortilla, portait le raffinement de la cuisine andalouse. Les plus audacieux soutenaient que les berbères le préparaient à partir d’une base de semoule de fines feuilles, dites brick, qu’ils accommodaient avec des restes ; une composition apparentée à un plat du pauvre devenu opulent et bourgeois. Des arguments qui faisaient invariablement écho à l’histoire d’un territoire qui s’était approprié les influences de différents conquérants.
Mille-feuille salé
Les cousins s’amusaient aussi du regard étonné des hôtes étrangers, habitués au ragout des tajines à la marocaine et s’empressaient de lever l’équivoque en expliquant qu’en Tunisie, le mot tajine se réfère surtout au plat en terre dans lequel ont cuit au four à très basse température toutes sortes de préparations aux allures de gratin ou d’omelette. À part, bien entendu, le tajine malsouka.
Autour de la table, les voix s’apaisent et chacun déguste sa part fumante dans une sorte de recueillement partagé et chaque fois renouvelé
Il s’impose comme un mille-feuille salé où, entre deux couches de brick, se glisse un mélange onctueux de haricots blancs mijotés avec une pointe de safran ou de curcuma, du poulet ou de la viande revenus dans de la coriandre, des oignons et du fromage frais. Un œuf battu mélangé à du gruyère compose la croûte qui, après son passage au four, lui donne cette douce allure de tourte. Décliné à l’infini, au gré de l’humeur et de l’imaginaire des cuisinières, le tajine malsouka est une histoire de famille, un mets de l’intime qui ne souffre pas la comparaison avec les succédanés affichés au menu des restaurants.
Autour de la table, les voix s’apaisent et chacun déguste sa part fumante dans une sorte de recueillement partagé et chaque fois renouvelé. La tante snob et l’oncle rigolard sont réconciliés par le miracle de la gourmandise. Les joues s’empourprent, les gestes deviennent lents, comme pour mieux savourer chaque bouchée, avec des soupirs d’aise, les palais se délectent, et petit à petit, un apaisant réconfort s’installe.
Les saveurs se mêlent les unes aux autres et ajoutent du goût aux souvenirs. Invisibles, elles tissent une sorte de cocon ouaté où s’échangent des regards complices. Les éloges aux cuisinières fusent avant que le moelleux du tajine, aussi réconfortant qu’un giron maternel, ne plonge chacun dans une sorte de bienveillante torpeur portée par le sentiment d’être, enfin, vraiment chez soi.
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