Rien n’est impossible pour Safia

L’incroyable destin d’une jeune Somalienne née dans un camp de réfugiés à Djibouti et aujourd’hui vice-présidente d’un conseil régional en France.

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 3 minutes.

Comme le dit la chanson, on ne choisit ni ses parents ni les trottoirs sur lesquels on apprend à marcher. Safia Otokoré est née sur du sable tassé, dans un camp de réfugiés somaliens à Djibouti, pendant que sa mère faisait cuire des galettes de blé. Dans le récit qui vient de paraître chez Robert Laffont, elle ne cesse de scander les mots qui la hantent comme autant d’obstacles infranchissables : noire, femme, pauvre, musulmane. Mais « infranchissable » est un mot qui n’existe pas dans le vocabulaire de cette jeune femme de 36 ans, aujourd’hui adjointe au maire d’Auxerre, à quelque 150 km de Paris, et vice-présidente du conseil régional de Bourgogne.
Parce qu’elle ne rentre pas dans les critères de beauté des femmes somaliennes, « maigre comme un clou, avec ma peau noire comme le charbon, mon caractère de garçon manqué et mes cheveux ras », et donc pas « mariable » de sitôt, sa mère l’inscrit à l’école primaire française. Ce sera sa chance. Elle y apprend le français, acquiert le goût de la lecture et du savoir, et y trouve un écho à sa « volonté rageuse ». Dans ces années-là, elle rencontre Nicole Lambron, sa « deuxième mère », qui l’accueille, la nourrit encore de livres (Hervé Bazin entre autres) et la chérit comme sa fille. Dans ces années-là aussi commence son « existence schizophrène ». « Le soir, quand je repartais vers chez moi, […] je redevenais Safia, petite fille des quartiers, […] j’oubliais le français et ne parlais plus que somalien. »
Une franchise, une absence de complaisance et une lucidité étonnante parcourent le livre de Safia Otokoré. Jamais elle ne cède à la nostalgie qui embellit le passé, jamais elle n’oublie les blessures, même si on ne ressent aucune aigreur dans ses propos. Pour preuve, des passages affûtés sur les ravages du khat, cette drogue « les hommes se perdent », ou encore ces pages bouleversantes sur les vacances en Somalie.
Derrière les images de ce pays « vert, frais et étonnant », Safia Otokoré écrit celles d’une petite fille de 7 ans, recroquevillée sur le ciment dur, excisée d’abord, infibulée ensuite, c’est-à-dire les lèvres vaginales cousues afin que, plus tard, son époux puisse s’assurer de sa virginité de façon radicale. Cette dernière torture rituelle vaut d’ailleurs à la Somalie le surnom de « Pays des femmes cousues ».
Safia, qui court 10 kilomètres tous les jours pour aller à l’école, représente son pays aux réunions d’athlétisme dans les courses de demi-fond. Elle fait l’écrivain public dans son bidonville, le Quartier 3, et aide les habitants dans leurs démarches diverses. La responsable politique qu’elle est aujourd’hui fait là, sans le savoir, ses premiers pas. « Les élus vont souvent vers les autres une fois qu’ils ont le titre. Pour moi, ç’a été l’inverse, les mandats ne sont venus que bien longtemps après. »
Une compétition l’amène en Côte d’Ivoire ; elle en tombera amoureuse. « J’étais fascinée par la liberté qui régnait dans la capitale. Les corps mêmes des hommes et des femmes étaient plus souples, plus à l’aise, plus impudiques. Je rencontrais aussi des Sénégalais musulmans, mais qui ne vivaient pas leur religion dans la violence et l’absolutisme que j’avais connus à Djibouti. »
La jeune femme rencontre aussi à Abidjan le footballeur Didier Otokoré, avec qui elle se marie quelques années plus tard, à Auxerre. Sa vie bascule, et elle développe une sournoise culpabilité, de celles qui taraudent quand on croit ne pas mériter ce que l’on a dans son assiette. « Je n’avais plus besoin de lutter pour obtenir quoi que ce soit, tout me tombait tout cuit dans les bras. […] J’avais honte d’être si riche, honte de ne rien faire, ou si peu, pour les miens. »
Pourtant, dans l’hiver glacial d’Auxerre ou au gré des transferts de son mari, elle secoue l’image de femme oisive de footeux. Entraîne un club de basket par-ci, devient bibliothécaire par-là, volontaire dans un club de handicapés, crée une association d’aide à l’Afrique. Pudiquement, elle raconte une histoire d’amour gâchée par la religion. Mais Safia ne s’avoue jamais vaincue, toujours fougueuse et pourtant remplie de cette pudeur touchante de femmes jamais complètement réconciliées avec leur corps.
Séparée de son mari footballeur, elle retourne à Auxerre, ville à laquelle elle fait une vraie déclaration d’amour dans son récit, élève seule ses deux fils et prend sa carte au Parti socialiste. Là non plus, point de courbettes. Elle refuse d’être sur une liste comme l’alibi noir. Elle veut des idées, des discours à la Léon Blum… La suite est celle d’une femme en politique, avec deux enfants à charge, noire et musulmane certes, mais libre, enfin.

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