Remous autour d’une visite annoncée

Convié, comme tous les dirigeants de la planète, à participer au Sommet mondial de la société de l’information, Ariel Sharon a indiqué qu’il fera le déplacement. Mais cette invitation est loin de faire l’unanimité à Tunis.

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 8 minutes.

L’information a été divulguée le 25 février par le Yediot Aharonot, citant Mark Regev, porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères : le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali a convié le chef du gouvernement israélien Ariel Sharon à prendre part à la deuxième phase du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), qui se tiendra à Tunis du 16 au 18 novembre 2005. Le quotidien hébreu a reproduit, par la même occasion, l’essentiel de la lettre d’invitation. Le ton est, il est vrai, protocolaire et neutre : une sorte de lettre type envoyée à tous les chefs d’État. Les responsables tunisiens, qui sont habitués à plus de discrétion en matière diplomatique, ont été embarrassés – c’est le moins que l’on puisse dire – par l’empressement de leurs homologues israéliens à ébruiter l’invitation, ainsi que son acceptation par l’intéressé. Pourquoi ces derniers l’ont-ils fait ? D’abord, ils ont l’habitude de médiatiser tout contact, fût-il secret, avec leurs homologues arabes, une manière de les mettre devant leurs responsabilités. Ensuite, cela sert leur communication intérieure : chaque contact équivaut à une bataille gagnée… sans livrer combat.
Dans une tentative de relativiser la portée de la visite annoncée – qui serait, tout de même, la première d’un chef de gouvernement israélien en Tunisie, où l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait trouvé asile entre 1982 et 1994 -, le ministre tunisien des Affaires étrangères, Abdelbaki Hermassi, a précisé, le 27 février, que « l’organisation de cette manifestation internationale [est] placée sous la présidence du secrétaire général de l’ONU ». C’est, donc, comme l’a expliqué le ministre, au cas où cela n’aurait pas été bien compris, « en application des procédures en vigueur dans le cadre de l’ONU, qui organise ce sommet, [que] la Tunisie a adressé, récemment, des messages aux dirigeants de tous pays, y compris Israël, qui est membre des Nations unies, les invitant à participer au Sommet de Tunis ». Impossible, donc, de ne pas inviter le chef du gouvernement israélien. Faut-il en déduire que la visite de Sharon à Tunis serait purement protocolaire ? C’est, en tout cas, ce qu’a plaidé le chef de la diplomatie tunisienne, le soir même, au Téléjournal de Tunis 7, la chaîne de télévision nationale.
Autre signe de l’embarras provoqué par l’annonce de la visite : celle-ci n’a pas fait les manchettes des journaux de la place, comme on aurait pu s’y attendre. Ces mêmes journaux, d’habitude peu tendres à l’égard du Premier ministre likoudnik – souvent qualifié, entre autres amabilités, de « criminel de guerre », « bourreau des Palestiniens » et « boucher de Sabra et Chatila » -, ont observé une discrétion remarquable, se contentant de publier les explications communiquées par l’agence officielle Tunis Afrique Presse (TAP). De même, aucun confrère ne s’est hasardé à rédiger un commentaire justifiant le geste du gouvernement – ce qui, en d’autres circonstances, aurait été rigoureusement conseillé – et encore moins le critiquant -, ce qui aurait constitué une dérogation aux traditions du pays.
Bref, tout a été fait à Tunis pour que l’annonce de la prochaine visite de Sharon soit un non-événement. Mais est-ce vraiment le cas ?
Si, malgré toutes ces précautions, beaucoup de Tunisiens se sont dits choqués par cette invitation, il n’y a pas eu un véritable mouvement de protestation, à l’exception de quelques incidents – vite réprimés – sur les campus de Tunis, Sfax et Kairouan. Parmi les voix qui se sont élevées pour protester contre cette décision, on citera celles de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, syndicat unique) et de l’Union démocratique unioniste (UDU, 7 sièges au parlement), pourtant proches du régime. Sans parler des (vrais) partis de l’opposition, comme le Parti démocratique progressiste (PDP) de Me Néjib Chabbi, le Front démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) du Dr Mustapha Ben Jaâfar, tous deux reconnus, mais non représentés au Parlement, ainsi que le Parti ouvrier communiste tunisien (POCT) de Hamma Hammami, le Congrès pour la république (CPR) du Dr Moncef Marzouki et le parti islamiste Ennahdha de Rached Ghannouchi, formations non reconnues mais très actives dans les milieux estudiantins et ouvriers, qui se sont toutes fendues de communiqués virulents. À les en croire, le régime tenterait, en faisant ce geste inconsidéré, de « compenser un déficit de légitimité par une fuite en avant dans un alignement sur la politique de l’administration américaine ».
Auteur d’une condamnation encore plus radicale, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT, non reconnu) considère pour sa part que « le général Sharon n’a pas sa place en Tunisie en tant qu’invité d’honneur, mais devant un Tribunal pénal international où il devrait répondre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ». Les plus modérés eux-mêmes manifestent leur scepticisme : « Étant donné qu’Israël n’a honoré aucun engagement vis-à-vis des Palestiniens et n’a jamais obtempéré aux résolutions des Nations unies, toute tentative de normalisation des relations avec ce pays est une erreur politique », a ainsi déclaré Mohamed Ali Halouani, candidat de l’Initiative démocratique à l’élection présidentielle du 24 octobre dernier, à la chaîne Al-Jazira. « Sharon serait le bienvenu en Tunisie. Il devrait d’abord présenter des excuses aux Tunisiens pour le bombardement de Hammam-Chott [village situé à 20 km au sud de la capitale, qui a abrité le quartier général de l’OLP, NDLR] par l’aviation israélienne en 1985 et indemniser les victimes », nous a confié un homme d’affaires sous le couvert de l’anonymat.
Ceux qui feignent l’indignation ne devraient cependant pas ignorer que les contacts entre Tunis et Tel-Aviv ne datent pas d’aujourd’hui. Même s’ils n’ont pas été toujours très suivis, ces contacts n’ont jamais été vraiment interrompus. À preuve : la Tunisie, qui a abrité les réunions israélo-palestiniennes ayant abouti, en 1993, aux accords d’Oslo, a établi des relations diplomatiques « minimales » avec l’État hébreu dès 1996. Cette année-là, des « bureaux d’intérêts » ont été ouverts respectivement à Tunis et Tel-Aviv, dirigés par des « représentants permanents ». Ces bureaux, qui ont fonctionné tant bien que mal, ont facilité dans les deux sens les visites d’hommes d’affaires, de journalistes et de représentants de la société civile. Shalom Cohen, qui a inauguré la représentation permanente d’Israël en Tunisie, avait d’ailleurs dû séjourner pendant une année dans un hôtel situé sur les hauteurs de la capitale – sécurité oblige – avant de trouver un Tunisien qui accepte de lui louer une villa dans le quartier huppé de Mutuelleville.
Si la Tunisie a suspendu ses relations officielles avec l’État hébreu en octobre 2000, c’est pour se conformer aux recommandations du sommet arabe du Caire, organisé cette année-là, et afin de protester contre la répression sanglante de l’Intifada palestinienne par l’armée israélienne. Mais tout en conditionnant la reprise de ses relations avec Israël par l’avancement du dialogue entre l’Autorité palestinienne et l’État hébreu, elle n’a jamais coupé ses contacts avec la communauté juive d’origine tunisienne résidant en Israël. Le pèlerinage de La Ghriba, l’une des plus vieilles synagogues au monde, dans l’île de Djerba, qui a lieu chaque année vers la mi-mai, a souvent été l’occasion pour les « Tunes », les Juifs originaires de Tunisie, de renouer avec leur terre natale, et pour les responsables des deux pays de maintenir des relations minimales, en attendant des jours meilleurs.
L’attentat kamikaze contre cette synagogue, le 6 avril 2002 (21 morts), qui a été attribué à un Tunisien membre du réseau al-Qaïda, a suscité beaucoup d’émotion des deux côtés, mais il n’a pas provoqué de rupture entre Tunis et Tel-Aviv. Au contraire, les Tunes ont toujours maintenu des liens privilégiés avec ce qu’ils considèrent comme leur seconde patrie, tout en oeuvrant discrètement pour une reprise de la normalisation diplomatique entre les deux pays. C’est dans ce cadre que s’est inscrite la visite, en décembre dernier, à Tunis, du grand rabbin de France Joseph Sitruk, qui était accompagné d’une importante délégation. Au président Ben Ali, qui l’a reçu au palais de Carthage, ce dernier a insisté sur l’intérêt d’« une initiative publique susceptible de favoriser un dégel des relations israélo-arabes ». Par la même occasion, Tunis – qui cherche à compenser la baisse des flux de touristes européens par la hausse de visiteurs en provenance d’autres régions – a autorisé les Israéliens à entrer librement et directement dans le pays sans devoir transiter par l’Europe ni laisser leurs passeports à la police des frontières, comme cela était d’usage.
C’est à Silvan Shalom, le chef de la diplomatie israélienne, lui aussi originaire du Sud tunisien, qu’il est revenu d’établir les contacts en vue de préparer la visite en Tunisie d’Ariel Sharon. Le ministre israélien a eu, au cours des deux dernières années, plusieurs rencontres avec l’ex-chef de la diplomatie tunisienne Habib Ben Yahia, aujourd’hui conseiller diplomatique de Ben Ali, ainsi qu’avec son successeur Abdelbaki Hermassi, notamment en marge de la réunion euro-méditerranéenne de La Haye, en novembre dernier. Une dernière conversation téléphonique entre les deux hommes, probablement le 21 février, a permis d’accélérer les choses.
Si les Tunisiens, opposés dans leur majorité à une normalisation avec Israël, refusent que leur pays offre l’hospitalité à Sharon, la plupart des Tunes ont accueilli très favorablement l’invitation qui lui a été lancée par Ben Ali. L’un d’eux, un certain Frank, de Bruxelles, a écrit, sur le forum juif « a7fr.com » : « Tous ceux qui sont d’origine tunisienne, comme moi, se réjouissent de cette invitation et sont confortés dans l’idée que la Tunisie (notre pays natal) et Israël (notre pays de coeur) pourraient enfin concrétiser des relations diplomatiques normales ; et ce sera un premier pas avant que d’autres pays arabes suivent cet exemple. » Un autre, surnommé Hajkloufette, a évoqué sur le site « harissa.com » « un autre événement historique [qui] aura lieu, le 24 mai (si Dieu le veut) : un avion tunisien de la compagnie Carthagène [il voulait parler peut-être de la compagnie privée tunisienne Karthago] effectuera un premier vol commercial entre [l’aéroport] Ben-Gourion et l’île de Djerba pour la hilloula de La Ghriba… » Et de préciser : « Les voyageurs israéliens n’auront pas besoin de se munir de visas… Les billets de ce vol historique ont déjà tous été vendus et la compagnie envisage un vol supplémentaire… »

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