Rafsandjani le Machiavel persan

Le chef de file des conservateurs sera-t-il l’homme qui renouera avec le « Grand Satan » américain ?

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

« L’Amérique n’exclut aucune option. » Cette déclaration du président des États-Unis, en réponse à une question sur le programme nucléaire iranien, a fait l’effet d’une douche froide à Téhéran. Le régime des mollahs, qui n’a jamais été en odeur de sainteté à Washington, se sait maintenant dans le collimateur de l’administration Bush, qui l’accuse de chercher à se doter de l’arme atomique. La confrontation est-elle inévitable ? Pas encore, mais les Iraniens vont devoir jouer serré s’ils veulent poursuivre en sous-main leur programme sans entrer dans un engrenage guerrier avec l’Amérique. Or les voix sont de plus en plus nombreuses, au sein du régime religieux, pour critiquer l’intransigeance affichée par les conservateurs dogmatiques sur le dossier nucléaire. Les mêmes voix ont entrepris une discrète campagne en faveur d’une candidature d’Ali Akbar Hachémi Rafsandjani à la présidentielle du 17 juin. C’est à cette date en effet que le réformateur Mohamed Khatami, élu en 1997 et réélu en 2001, arrivera au terme de son second et dernier mandat.
Avec son allure de vieux paysan matois, son visage presque imberbe et son éternel turban, Rafsandjani est, à 70 ans passés, un vieux routier de la politique iranienne. Et un pilier du régime. L’ascension de cet hodjatoleslam [clerc de niveau intermédiaire, hiérarchiquement inférieur à l’ayatollah] commence sous le gouvernement provisoire de Mehdi Bazargan, le 10 février 1979, quelques jours après le retour triomphal de Ruhollah Khomeiny à Téhéran. Alors classé plutôt à gauche, il prend la présidence du Parlement de la République islamique, en juillet 1980, et la conservera neuf ans durant, jusqu’à la mort de Khomeiny.
En avril 1988, le Guide de la Révolution nomme Rafsandjani commandant en chef des forces armées. La République islamique vit des moments critiques. Une de ses frégates ayant été endommagée par une mine, dans le Golfe, l’Amérique de Reagan a détruit en représailles la quasi-totalité de la marine de guerre iranienne. Les Pasdarans, ces soldats d’élite du régime, qui, deux ans auparavant, avaient arraché au prix de lourdes pertes la presqu’île de Fao aux Irakiens, ont été contraints de l’évacuer, sous les feux croisés de la marine américaine et des fantassins de Saddam Hussein. Partisan de la guerre à outrance, Khomeiny est mortifié par cet épisode. Rafsandjani doit user de toute son influence pour le convaincre de mettre un terme aux hostilités. Il obtient gain de cause le 18 juillet 1988 : le Guide se résout enfin à accepter le cessez-le-feu prévu par la résolution 598 du Conseil de sécurité de l’ONU.
À la mort de l’ayatollah, Rafsandjani devient l’homme fort d’un régime déboussolé. Le 28 juillet 1989, il se fait élire président de la République, puis fait approuver une nouvelle Constitution qui tient compte de la situation nouvelle créée par la disparition du Guide et son remplacement par Ali Khamenei. Le poste de Premier ministre est supprimé et le Parlement marginalisé : le centre du pouvoir se déplace vers la présidence. Convaincu que les outrances desservent la cause de la Révolution, le pragmatique Rafsandjani affiche sa priorité : la reconstruction et l’ouverture de l’économie. Les observateurs célèbrent, un peu vite, cette « perestroïka à l’iranienne ».
Sur le plan diplomatique, le changement est manifeste. Conscient que le rapport de force n’est pas favorable à son pays, affaibli par huit années de guerre et isolé diplomatiquement, Rafsandjani renonce au prosélytisme révolutionnaire et entreprend un rapprochement avec le « Grand Satan » américain. Il reprend en main les services de renseignements et procède à une épuration en règle. Les Pasdarans déployés dans la plaine de la Bekaa pour épauler les miliciens chiites du Hezbollah et harceler les forces d’occupation israéliennes et leurs supplétifs de l’Armée du Liban-Sud sont transférés au… Soudan. Tous les agents « susceptibles de mener des actions politiques opposées à celles du gouvernement » – en clair : de compromettre la normalisation des rapports avec l’étranger en perpétrant des attentats – sont rappelés à Téhéran. Et, pour certains, éliminés. L’Iran redevient un pays presque comme les autres et renoue le dialogue politique avec l’Europe. L’objectif d’une normalisation avec l’Amérique reste inaccessible, mais la désescalade verbale permet à l’Iran de gagner une relative tranquillité.
Sur le plan économique, le bilan des années Rafsandjani est moins reluisant. La modernisation qu’il a tenté de promouvoir a tourné court et les privatisations n’ont guère profité qu’à la nomenklatura enturbannée, désormais assimilée à une classe de profiteurs par une population paupérisée. L’inflation a explosé, l’endettement aussi. Au printemps 1992, des émeutes de la faim ont lieu à Mashad.
C’est à cette époque que Rafsandjani s’attire une réputation d’affairiste qui n’est pas étrangère à son impopularité. La vox populi prétend qu’il s’est considérablement enrichi et qu’il a fait profiter son clan de ses largesses. On le surnomme le « Roi de la pistache », parce qu’il contrôle le lucratif commerce de cette denrée.
Aujourd’hui, déçus par la politique économique du Parlement conservateur élu au printemps 2004, les milieux d’affaires militent ouvertement pour un retour de Rafsandjani. Ils le croient disposé à engager les réformes libérales que les conservateurs ont, depuis un an, continuellement différées. Ils se sont, par exemple, opposés à l’attribution d’une deuxième licence de téléphonie mobile à une société turque, en raison des liens supposés de cette entreprise avec « l’entité sioniste ». Pour les mêmes raisons, ils ont fait capoter le projet de création d’un nouvel aéroport, en récusant le consortium chargé des travaux, dirigé par une autre société turque. Renault, enfin, qui venait de s’entendre avec les constructeurs Iran Khodro et Saipa en vue du lancement de la Logan, a failli voir cet investissement stratégique de 300 millions d’euros remis en question par des parlementaires décidément incontrôlables…
Après son départ de la présidence, en 1997, la carrière politique de Rafsandjani ne connaît pas d’éclipse. Il est propulsé à la tête du Conseil de discernement, l’organisme chargé d’assister le Guide Ali Khamenei et d’arbitrer, en cas de conflit, entre le Parlement et le Conseil des gardiens de la Révolution, sorte de tribunal constitutionnel dont il assure parallèlement la vice-présidence. Vilipendé par les réformateurs, il est accusé de continuer à tirer les ficelles en coulisse. Et de contrecarrer les projets de Khatami. On le soupçonne d’avoir trempé dans plusieurs affaires, jamais complètement élucidées, d’assassinats d’intellectuels et de journalistes. Rafsandjani n’est certes pas un enfant de choeur. Ainsi, il ne serait pas étranger à l’élimination physique de plusieurs opposants en exil en Europe de l’Ouest, dans les années 1990, à l’époque où il avait la haute main sur les services secrets. Les justices belge et allemande ont d’ailleurs vainement tenté d’engager des poursuites contre lui.
Habilement, Rafsandjani est parvenu à fédérer autour de lui tous ceux qu’inquiètent les dérives hérétiques et les slogans provocateurs des réformateurs. Mais il est davantage un opportuniste qu’un idéologue. À preuve, il a pris soin de se démarquer des ultras en abordant, à plusieurs reprises et sans précautions oratoires excessives, la question hypersensible de la normalisation avec les États-Unis, suggérant par exemple d’organiser un référendum populaire pour trancher la question. Des propos qu’il est le seul à pouvoir tenir sans s’attirer les foudres du Guide Ali Khamenei, qui est à la fois son ami et son obligé. Bref, Rafsandjani est intouchable et l’on voit mal ce qui l’empêcherait – si telle est son intention – de briguer la succession de Khatami.
Il n’a rien à craindre des réformateurs, marginalisés par leurs échecs. D’autant que les candidatures les plus dangereuses, comme celle de Mostafa Moein, l’ancien ministre de l’Éducation supérieure de Khatami, ont toutes les chances d’être invalidées pour « islamité douteuse » par le très sourcilleux Conseil des gardiens de la Révolution. Hassan Rohani, l’une des étoiles montantes de la politique iranienne, qui semblait bien parti pour devenir président en 2005, ne devrait pas non plus lui poser de problème. Secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale (et, à ce titre, chargé du délicat dossier nucléaire), il est un peu le fils spirituel de Rafsandjani et devrait s’effacer de bonne grâce si celui-ci le lui demande. Le seul facteur qui puisse dissuader le « Machiavel persan » de se lancer dans l’aventure serait le risque d’une abstention élevée. Un taux de participation médiocre priverait en effet le nouvel élu d’une bonne part de sa légitimité. Déjà, au printemps 2004, à Téhéran (où il était candidat), moins d’un électeur sur huit s’était déplacé pour voter… Rafsandjani, qui se sait impopulaire, hésitera peut-être avant de se lancer dans la bataille. Mais beaucoup pensent cependant qu’il se présentera, et que, même mal élu, il jouera ensuite la carte de la décrispation avec les États-Unis afin de consolider son assise…

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