Mbeki va-t-il échouer ?

Après quatre mois de médiation, le chef de l’État sud-africain éprouve beaucoup de difficultés à imposer une solution de sortie de crise à Abidjan. Malgré sa méthode, ses hommes et ses moyens.

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 8 minutes.

Jacques Chirac avait-il raison, le 3 février à Dakar, de clamer urbi et orbi que la médiation de Thabo Mbeki en Côte d’Ivoire n’avait pas encore eu « d’effet particulièrement fort » et de s’interroger sur la capacité du président sud-africain à s’adapter à « l’âme ouest-africaine » ? En tout cas, la « feuille de route » que le chef de l’État sud-africain a présentée en décembre est au point mort. Le processus DDR (Désarmement, démobilisation, réinsertion) n’a pas avancé, et le désarmement, prévu en janvier, n’a toujours pas commencé ; la plupart des lois votées en décembre par l’Assemblée nationale attendent d’entrer en vigueur, quand leur contenu n’a pas été vidé de la lettre et de l’esprit de Marcoussis ; le redéploiement de l’administration piétine au point que les ex-rebelles sont presque en train d’en créer une autre, parallèle, dans leur fief du Nord ; les ministres issus de leurs rangs ne sont pas revenus au Conseil des ministres depuis le début de novembre 2004, pas même le 10 janvier quand Mbeki en personne est venu y assister à Yamoussoukro.
Et, surtout, l’hypothèque demeure sur le principal sujet de grief, la révision de l’article 35, à propos duquel les chefs d’État réunis au sommet du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine, le 10 janvier à Libreville, ont estimé qu’un référendum pouvait être « une solution – qui n’est pas exclusive – à laquelle le président de la République de Côte d’Ivoire pourrait avoir recours seulement si cette consultation est organisée dans le respect de l’esprit de Linas-Marcoussis et d’Accra III ». De quoi donner libre cours aux perfides remarques du chef de l’État français, que d’autres en Afrique de l’Ouest n’ont pas estimé utile de relativiser. D’autant que les déclarations brouillonnes des Sud-Africains sur une nouvelle crise qui ébranle la sous-région – celle de la succession de Gnassingbé Eyadéma au Togo – sont venues renforcer l’impression de leur méconnaissance des spécificités du « marigot » ouest-africain.
Le 19 février, le porte-parole de Mbeki en a même surpris plus d’un en déclarant que le président recevait favorablement l’annonce du Parlement togolais du retour à l’ordre constitutionnel, sans mentionner le maintien au pouvoir de Faure Gnassingbé. Ce qui est révélateur des lacunes de la majorité des Sud-Africains sur la politique au nord des Grands Lacs. Et qui a obligé la ministre des Affaires étrangères Nkosazana Dlamini-Zuma à rectifier le tir deux jours plus tard. L’affaire était réglée, les responsables grondés, et l’Afrique du Sud s’alignait enfin derrière l’UA et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Mais dans la région, et en Côte d’Ivoire particulièrement, beaucoup se sont dit que les Sud-Africains ne prenaient pas la pleine mesure de leurs subtilités. Et, à Pretoria, certains spécialistes du continent admettaient qu’ils avaient parfois du mal à suivre les Ouest-Africains ! Sans pour autant s’en alarmer, car l’éloignement de Mbeki des enjeux de pouvoir dans l’ancien pré carré français est aussi considéré comme l’une des raisons de sa désignation par l’UA comme médiateur dans la crise ivoirienne.
Le successeur de Mandela tente d’ailleurs – sincèrement – de surmonter ces différences, qu’elles soient historiques, sociologiques, linguistiques ou ethniques. C’est avec l’obsession de réussir qu’il s’est plongé, dès le 6 novembre, dans la recherche d’une solution à la crise ivoirienne. Deux voyages sur place en un mois, dont un de cinq jours (Mbeki reste rarement plus de deux jours au même endroit), des experts – juristes ou militaires – envoyés sur place, une équipe qui épluche le dossier à Pretoria (sa conseillère Mojanku Gumbi, le ministre de la Défense Mosiua Lekota et le vice-ministre des Affaires étrangères Aziz Pahad), des dizaines d’heures passées avec les différents protagonistes… Les Sud-Africains ont mesuré l’ampleur de la tâche. S’il était arrivé à Abidjan au début de novembre avec l’assurance de celui qui s’est impliqué avec succès aux Comores et fait avancer (doucement) les choses en RD Congo ou au Burundi, cet homme pressé de réussir a peu à peu revu sa copie et se montre dorénavant prudent.
Lors des dernières rencontres avec les Ivoiriens, à la fin de janvier, Mbeki a consacré deux jours et demi aux représentants du Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara), du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de l’ex-président Henri Konan Bédié) et des Forces nouvelles (FN, de Guillaume Soro), annulant une mission prévue en RD Congo et décalant son départ pour le Forum économique de Davos. Du dimanche 23 janvier, dans l’après-midi, jusque tard dans la nuit, il a rencontré Ouattara et Lambert Kouassi Konan du PDCI, puis Soro. Renouvelant l’opération le lundi après-midi, puis le mardi. Prolongeant parfois les entretiens pendant plus de cinq heures, il a repris le dossier depuis le début, posé les mêmes questions qu’en novembre, quand, pour la première fois, il avait convié l’opposition ivoirienne à Pretoria (l’Afrique du Sud prenant toujours en charge les frais de voyage et de séjour de ses invités).
Mbeki a écouté, et noté dans un grand cahier, les doléances des uns et des autres. On le décrit extrêmement méthodique, rationnel, méticuleux, et « à l’écoute ». Il ne coupe pas la parole, et attend son tour pour parler. Car ce n’est pas lui qui préside les séances, mais son ministre de la Défense, Mosiua Lekota. Il est capable de se remettre en question, reconnaissant ainsi, en petit comité, que le sommet du CPS à Libreville avait été un peu trop loin dans ses conclusions et qu’il fallait revenir à Accra III. Surtout, il se garde bien de critiquer, en présence des uns ou des autres, leurs ennemis déclarés. « Mbeki ne donne jamais son point de vue. Il est très difficile de savoir ce qu’il pense dans le fond », explique l’un des protagonistes de la crise ivoirienne.
Sa surprise – largement médiatisée – de voir, le 9 novembre à Abidjan, des soldats français s’en prendre à une foule de manifestants lui a servi de leçon. Depuis, il n’a plus jamais laissé entendre une quelconque critique à l’égard de l’ancienne puissance coloniale. Nkosazana Dlamini-Zuma a même reconnu en février que les accords de défense passés entre la Côte d’Ivoire et la France n’étaient pas du ressort de la médiation Mbeki et a laissé comprendre qu’il n’était plus question, contrairement à ses déclarations de novembre, de réfléchir dans l’immédiat à un remplacement des hommes de la force française Licorne par des troupes africaines. C’est que la France est incontournable, même si elle n’est pas l’alliée idéale dont Mbeki aurait pu rêver. Le chef de l’État sud-africain a d’ailleurs du mal à comprendre les liens qui perdurent entre l’ancienne métropole et les élites africaines. Il raconte même, choqué, l’anecdote d’un ministre ouest-africain qui lui donnait une carte de visite sur laquelle étaient indiquées deux adresses : celle dans son pays et une autre à Paris.
Mais Mbeki se veut neutre et pragmatique. Interrogé sur les propos provocants de Chirac par les journalistes du quotidien anglais The Financial Times, il a vaguement répondu : « Peut-être comprenons-nous moins bien la psychologie des Ivoiriens que les Français, mais nous en saisissons la dynamique »… Ironie, évidemment, mais aussi une manière habile de montrer qu’il ne désire pas entrer dans le débat du néocolonialisme que défendent les « patriotes » ivoiriens partisans de Gbagbo, ni ne désire se mettre quiconque à dos.
Résultat : à Abidjan, comme dans le Nord, on pense avoir Mbeki dans sa poche, et on tient à faire savoir qu’on le soutient. Après l’épisode malheureux de Casablanca, le 16 février, où une délégation du Front populaire ivoirien (FPI) aurait demandé au roi Mohammed VI d’intervenir dans la crise, Gbagbo s’est empressé de démentir, n’ignorant rien des relations détestables entre les deux pays depuis que Pretoria a reconnu la RASD en septembre 2004. Il a même pris l’initiative, le 26 février, d’appeler au téléphone le souverain marocain et a décidé de lui dépêcher la directrice adjointe de son cabinet, Sarata Ottro-Touré. C’est que, quoi qu’on en pense, il ne faut pas se mettre Mbeki à dos et dénigrer ouvertement ses efforts. Et Gbagbo, dans l’hebdomadaire français L’Express, ne tarit pas d’éloges sur la médiation sud-africaine, qu’il trouve « excellente. D’abord, dit-il, parce que c’est une médiation africaine. Si la crise ivoirienne n’était pas sortie de l’Afrique, elle n’aurait pas pris cette tournure. Ensuite, Thabo Mbeki est un homme de la nouvelle école. Son discours est parfaitement audible et lisible pour moi. Je sais ce qu’il veut, où il va, et les moyens qu’il prend pour y aller… »
Appréciation identique chez Alassane Ouattara : « Thabo Mbeki est un médiateur patient, attentif et, surtout, déterminé dans la recherche de la démocratie en Afrique », nous a-t-il déclaré. Seuls les ex-rebelles avec lesquels Mbeki s’est montré sévère après leur refus de venir siéger au Conseil des ministres du 11 janvier à Yamousskro – où lui-même s’était rendu – ont montré des signes d’agacement. Alors qu’il les presse de revenir au gouvernement – à ce jour le seul objectif concret sur lequel il se concentre afin de marquer des points et pouvoir revendiquer d’ici à avril une réelle avancée dans son travail -, les Forces Nouvelles répètent que les conditions de sécurité ne sont pas réunies pour se rendre à Abidjan ou même à Yamoussoukro. Elles ont même laissé entendre, au lendemain de l’incursion dans leurs lignes du Mouvement ivoirien de libération de l’ouest de la Côte d’Ivoire (Miloci), dans la nuit du 27 au 28 février, que la médiation avait sérieusement pris du plomb dans l’aile. Sans pour autant prendre le risque de la rejeter.
Si les « patriotes », partisans du numéro un ivoirien, prennent Mbeki pour quelqu’un de leur camp pour l’avoir entendu évoquer le référendum comme l’une des solutions à la révision de l’article 35 de la Constitution, l’opposition se raccroche tant bien que mal aux premières déclarations du leader de l’ANC. En octobre 2000, ce dernier dénonçait les conditions tronquées de l’élection de Gbagbo. En fait, le chef de l’État sud-africain laisse le sentiment de donner aux uns sans reprendre aux autres. Et bien malin serait celui qui pourrait dire la porte de sortie qu’il envisage pour la crise – le sait-il lui-même ? En tout cas, des incertitudes naissent chez les parties ivoiriennes, et les chefs d’État de la sous-région taisent de moins en moins leur scepticisme face aux chances de succès de la médiation.
Mbeki présente pourtant un pedigree idéal. Issu d’un pays dont les dirigeants actuels ne peuvent être accusés d’accointance avec aucune puissance occidentale, lui-même représentatif d’une classe d’hommes politiques rompus à la négociation et au compromis, ce proche de Kofi Annan, qui ne s’en laisse pas conter, piétine. Il s’était donné quatre mois, mais ne donnera une évaluation que début avril. D’ici là, il attend aussi que les fronts qu’il a ouverts ailleurs sur le continent trouvent une issue heureuse : trois élections délicates programmées en une année (RD Congo, Burundi, Côte d’Ivoire), cela fait beaucoup pour un seul homme. Un homme qui, en Côte d’Ivoire en tout cas, est bien seul et aura besoin du « soutien à 100 % » dont l’assurent Français et Américains.

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