Marivaux a la tchatche

La grand-messe du cinéma en France a fait un triomphe à Abdellatif Kechiche, réalisateur d’origine tunisienne, et à son film « L’Esquive », qui parle d’amour et de théâtre en banlieue.

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 7 minutes.

Samedi de paillettes, robes longues et smoking, c’est la trentième nuit des Césars du cinéma français. Une cérémonie qui fait souvent grincer des dents : palmarès convenu, ambiance à faire bâiller un poisson, intermittents du spectacle qui s’agitent… Cette année, le 26 février, stupeur, un « petit film sur la banlieue » fait un triomphe, et tremblements dans le landernau du cinéma français.
Sur la scène du Théâtre du Châtelet, buvant une première gorgée de la coupe de champagne que lui tend Isabelle Adjani, Abdellatif Kechiche est un homme heureux. Sourire de jeune premier, yeux noirs et veste sobre, sans cravate, le réalisateur est ému, presque confus. Il reçoit son quatrième César de la soirée, le plus convoité, le plus prestigieux : celui du film français de l’année. L’Esquive a déjà engrangé trois récompenses : meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur espoir féminin. Ce budget modeste, tourné en vidéo digitale et qui n’a réuni « que » 300 000 spectateurs en salles à sa sortie au début de l’année dernière, a triomphé face aux deux mastodontes français de 2004 : Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet (4,4 millions d’entrées) et, surtout, Les Choristes de Christophe Barratier (8,63 millions d’entrées). Pourtant, personne n’avait parié sur L’Esquive, et, sans la fougue et l’énergie de Kechiche, ce long-métrage n’aurait probablement pas vu le jour.
Né à Tunis en 1960, Abdellatif Kechiche est un enfant du cinéma. À l’âge de 6 ans, il s’installe avec ses parents à Nice, dans une cité, mais à côté des studios de cinéma de la Victorine. Au fil des années, il voit passer des stars et des limousines, découvre les films de Rainer Werner Fassbinder et de Claude Sautet, fait ses débuts au théâtre dans une adaptation de García Lorca, avant de jouer dans une pièce d’Eduardo Manet. Il fait aussi de la figuration au cinéma.
Ah, bien sûr, il a joué l’Arabe de service dans les films, celui qui vole, qui bat sa soeur pour sauver l’honneur… Quand arrive enfin son tour de camper un rôle principal, Kechiche joue un immigré algérien qui vit de trafics divers dans Le Thé à la menthe d’Abdelkrim Bahloul, en 1984. André Téchiné, en 1987, lui fait interpréter un gigolo arrogant dans Les Innocents et, pour Bezness de Nouri Bouzid, il joue un jeune Tunisien qui vit de ses charmes.
Quand d’autres bruns ténébreux comme lui rêveraient d’être en haut de l’affiche, Kechiche, lui, passe derrière la caméra. C’est que le jeune homme écrit aussi des scénarios. Jean-François Lepetit (producteur, entre autres, de Trois hommes et un couffin) finance son premier film au titre évocateur, La Faute à Voltaire (2000), l’histoire d’un jeune Tunisien qui débarque à Paris et tombe amoureux d’une fille un peu paumée. Les critiques le remarquent, le monde du cinéma aussi, et il reçoit le Lion d’or de la meilleure première oeuvre au Festival de Venise.
Kechiche connaît la chanson : il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Justement, il a un scénario qui dort dans ses tiroirs depuis plus de dix ans, l’histoire de jeunes dans une banlieue qui répètent une pièce de Marivaux. Le réalisateur l’envoie à une cinquantaine de producteurs sur la place de Paris, aux chaînes de télévision, mais rien, pas un soutien, pas même une subvention. « Lorsque le sujet n’est pas considéré comme vendeur et qu’en plus il n’y a pas de vedettes, ce genre de projets ne les intéresse pas », constatait Adbellatif Kechiche dans un entretien accordé au journal L’Humanité en 2004.
Il est vrai que le sujet de L’Esquive, comme ça, sur papier, n’est pas très accrocheur. Marivaudage dans une cité de banlieue, on a connu des scénarios plus vendeurs… Pourtant, le tenace Kechiche va le faire, son film, avec moins de 1 million d’euros, une fadaise pour tourner un long-métrage. À titre d’exemple, Un long dimanche de fiançailles a coûté 46 millions d’euros, le plus gros budget du cinéma français de 2004, et Les Choristes, considéré comme un film tourné avec des petits moyens, a nécessité 3,5 millions d’euros.
Alors Kechiche se serre la ceinture. Il tourne dans la cité de Francs-Moisins, en Seine-Saint-Denis, utilise une caméra numérique, se contente souvent de la lumière du jour, réduit au minimum les semaines de tournage (six et demie). Il rogne sur les salaires des techniciens, embauche des acteurs non professionnels (à l’exception de Sara Forestier, lauréate du César du Meilleur Espoir féminin, qui avait déjà fait quelques figurations), eux-mêmes banlieusards. Pour les costumes, c’est du fait maison : les acteurs portent leurs propres vêtements. Le tournage est épuisant. « C’est vraiment un miracle que le film ait pu se faire avec si peu de moyens. Il aurait pu être un ratage total. Quand il pleut et qu’une journée de tournage est compromise, il faut trouver une solution pour changer très vite de décor et tourner quand même. On ne peut pas faire autrement que tourner », explique le réalisateur.
Le film sort en 2004, les critiques l’encensent, 300 000 spectateurs – succès honnête pour un film qui a tenu l’affiche pendant quelques semaines seulement – et, le samedi 26 février, c’est le sacre aux Césars. Un sacre que les journaux ont qualifié, certes, d’« inattendu », mais aussi de « vital », de « juste », de « vrai ». Les Césars ont récompensé un cinéma fait d’obstination et de talent, et un film qui reflète une certaine idée de la jeunesse française dans les banlieues. Loin des clichés de haine et de révolte accolés à ceux qui sont « issus de l’immigration », loin des amours violentes, des tournantes, des garçons acharnés sur les filles de la famille, loin de La Haine de Mathieu Kassovitz ou de Ma 6-T va crack-er de Jean-François Richet. En fait, tout l’art… de l’esquive de Kechiche.
L’Esquive, c’est l’histoire de Krimo, de Lydia, de Frida, de Fathi, de Rachid, de Magali. Ils vivent dans une cité HLM où le bruit du périphérique est tellement omniprésent qu’on le croirait emprisonné au pied des tours. Krimo et les autres s’ennuient, tournent en rond, montent des petits larcins comme s’il s’agissait de casses du siècle. Les parents sont souvent absents ou, pis, en prison, les soeurs gardent les petites, le bitume est gris, les arbres sont dépouillés. Ici, on n’aime pas, on kiffe. Ici on ne dit plus « Tu vas voir ta gueule à la récré », mais « Je vais te défoncer ta race ». À l’école, pourtant, la prof de français leur fait jouer Le Jeu de l’amour et du hasard. Entre le théâtre de Marivaux et la cité de Francs-Moisins, il y a trois siècles et un abîme culturel que Kechiche va enjamber avec bonheur.
Au début de L’Esquive, on ne saisit qu’un mot sur quatre, et encore, juste les insultes. Des garçons qui ponctuent leurs phrases de « pute », « enculé » et « ta race ». Des filles qui se parlent en verlan à vitesse accélérée : « Ta robe est chanmé, un truc de ouf, guedin » (« Ta robe est méchante, un truc de fou, dingue »). Des mots qui n’appartiennent qu’à eux. « Elle l’a ambiancé, il la kiffe à mort, c’tte bouffonne. » (Elle l’a séduite, elle lui plaît.)
Une langue, une verve, un débit qui prend aux tripes, des joutes oratoires incessantes qui donnent le tournis et, au milieu de tout cela, Marivaux. « Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi, je lui réponds qu’oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n’est pas naturel. »
Pourtant, et c’est là où le film de Kechiche est magnifique, entre ces deux univers, qu’on soit maître ou manant, qu’on s’appelle Krimo ou Arlequin, les mêmes tribulations de sentiments. Comment déclarer son amour, que faire pour dépasser cet embarras qui vous prend au ventre, ce trouble qui vous fait rougir et cette pudeur qui vous paralyse quand il s’agit de parler du coeur… ?
Le marivaudage, essence du théâtre de Marivaux, « cette aimable conversation de salon, brodant sur les incertitudes du coeur », renvoie de façon burlesque aux émois de ces jeunes, aux prises avec le jeu de l’amour.
Tel Marivaux qui mêle intrigues et sous-intrigues, Kechiche superpose les histoires. Krimo et sa maman, qui rêvent ensemble d’un voilier, départ rêvé vers l’ailleurs. Magali, qui rejette Krimo, mais le « kiffe » encore. Fathi, le bon copain, le dur au coeur de Chamallow, se fait entremetteur, mais confond Lydia avec Samantha. D’où un quiproquo dans la pure lignée du théâtre classique.
Mais Abdellatif Kechiche n’a pas tourné en cité pour des raisons de décor uniquement. Ici, les voitures sont « tombées du camion » et les keufs font des contrôles d’identité musclés.
Loin de lui aussi l’idée de faire un film qui ferait croire que tous les problèmes de la banlieue se régleraient avec deux vers et trois rimes. L’Esquive est une fiction qui s’attache aux amours adolescents, à la difficulté de trouver sa place dans un monde fait d’impostures, de codes et de règles, et, comme dans Marivaux, comme chez les dramaturges du XVIIIe siècle, la langue devient une arme, un bouclier.
Berçant les Césars au creux de ses bras comme des enfants, Abdellatif Kechiche savoure tranquillement son succès et pense déjà au prochain film. Il chuchote que ce sera probablement une histoire de famille du sud de la France et, ouf !, il a déjà un producteur : Claude Berri. Mais il n’en a pas fini avec L’Esquive. Après son triomphe aux Césars, le film a été reprogrammé dans plus de soixante salles en France.

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