Le printemps de Beyrouth

Hier ennemis jurés, chrétiens, druzes, sunnites et jusqu’aux communistes ont manifesté au coude à coude pour exiger le départ des Syriens. Mais les chiites – et surtout le Hezbollah – restent à l’écart du mouvement.

Publié le 7 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Quel étrange printemps, cette année, à Beyrouth ! Tellement précoce qu’il a fait soudain fleurir dans l’allégresse des dizaines de milliers d’écharpes et de drapeaux blanc et rouge – les couleurs nationales – en plein coeur de la ville, dès la mi-février, sur cette place de la Liberté rebaptisée dont les noms anciens – place des Canons, place des Martyrs – rappellent encore tant de mauvais souvenirs. Mais si tardif, aussi, après trente années marquées par les guerres, les ruines, les invasions, les occupations, les attentats, les assassinats d’hommes politiques et d’hommes d’État, comme ceux du dirigeant druze Kamal Joumblatt en 1977, du président maronite Béchir Gemayel en 1982, du Premier ministre Rachid Karamé en 1987 ou du président René Moawad en 1989…
Le 14 février, le dernier en date, celui de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, a été à l’origine de ce spectaculaire changement de climat. Promoteur immobilier fortuné et ancien compagnon de route du régime de Damas, le leader sunnite est en effet devenu, comme l’écrit le Wall Street Journal, « le plus inattendu des martyrs de la cause de l’indépendance libanaise »… Bien que le chef des services de renseignements militaires syriens ait été brutalement congédié par le président Bachar al-Assad et qu’une commission d’enquête mandatée par Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, ait été agréée par les autorités libanaises, la foule beyrouthine, avant même que ladite commission ait pu remettre son rapport sur « les circonstances, les causes et les conséquences » de l’attentat, a scandé à pleine voix le nom du coupable. Le même qu’on lui soufflait avec insistance à Washington, Londres et Paris : la Syrie. Et elle a aussitôt fixé sa peine : l’évacuation immédiate du territoire libanais par « les forces étrangères syriennes ».
Cette demande avait déjà été formulée le 2 septembre 2004 dans la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU, sans autre effet tangible, il est vrai, que la démission de son poste de Premier ministre, le mois suivant, de Rafic Hariri, hostile au bricolage constitutionnel organisé en réplique par la Syrie : la prorogation pour trois ans du mandat de son affidé, le président Émile Lahoud.
Mais la déferlante de l’opposition libanaise a vite débordé la seule exigence du respect des décisions prises par les instances internationales. Le 28 février, la pression populaire a aussi provoqué la démission surprise du gouvernement prosyrien d’Omar Karamé, qui disposait pourtant d’une solide majorité virtuelle au Parlement – 85 députés sur 127. C’est au régime libanais, ami de Damas, que s’en prennent désormais les manifestants qui scandent « Ton tour viendra, Lahoud, et toi aussi, Bachar [al-Assad] » sur cette place de la capitale libanaise qui évoque d’autres forums en Serbie, aux Philippines, en Géorgie ou en Ukraine, mais certes pas dans cette région du monde ! Une « première » qui n’a pas échappé à David Satterfield, le secrétaire d’État adjoint américain pour le Proche-Orient, opportunément « en visite à Beyrouth »…
Certes, ailleurs dans le pays, des travailleurs syriens – ils sont près de cinq cent mille au Liban ont été victimes d’actes xénophobes de la part d’une population faisant violemment éclater son rejet de l’occupant. Des incidents auxquels ont répondu d’autres exactions – pour l’heure circonscrites – dues à des partisans armés d’Omar Karamé, exaspérés par la déconfiture de leur chef, qui s’en sont pris aux bureaux de feu Rafic Hariri dans leur fief de Tripoli. Mais jusqu’ici, la « révolution de Velours » à la libanaise (on parle aussi de « révolution du Cèdre »), inaugurée par un brasier sanglant, en est restée à une « Intifada » pacifique qui vient de remporter la première manche.
Sans qu’on puisse considérer pour autant que la crise ouverte a été dénouée. Des élections « libres, honnêtes et transparentes », selon le souhait de Michel Barnier, le ministre français des Affaires étrangères, devraient être organisées rapidement – même si la Constitution ne précise aucun délai – après que le Parlement, consulté par le président Lahoud, lui aura fait désigner un nouveau chef de gouvernement, l’actuel cabinet démissionnaire se chargeant de gérer les affaires courantes. C’est alors que risquent de ressurgir des rivalités enfouies sous l’émotion de tous ceux qui se sont rassemblés derrière le cortège funèbre d’Hariri.
Avant d’être consacrée par le soulèvement populaire, la coalition politique de l’opposition libanaise au pouvoir syrien s’est forgée en deux étapes. En 2000, un front chrétien uni rassemblant la base Kataeb fidèle à la famille Gemayel, les Forces libanaises de Samir Geagea (en prison pour avoir assassiné Dany Chamoun), le Parti national libéral de… l’ancien président Camille Chamoun et les militants du général Aoun (en exil en France) avait été constitué sous l’égide du cardinal Nasrallah Sfeir, le patriarche maronite. À la mi-décembre 2004, ce conglomérat s’est agrégé, en compagnie de quelques personnalités indépendantes (parmi lesquelles la veuve du président Moawad et les orphelins de plusieurs leaders assassinés), à la communauté druze (le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt, la personnalité la plus en vue mais aussi la plus contestée, et de son adjoint Marwan Hamadé, grièvement blessé dans un attentat récent), au bloc parlementaire sunnite de Rafic Hariri (aujourd’hui : le Rassemblement du futur, dirigé par son fils) et au Forum démocratique de la gauche. Les communistes libanais viennent d’y adhérer à leur tour.
Libre à chacun d’ironiser sur la fragilité manifeste d’une alliance sans leader véritable, regroupant des ennemis qui s’entre-tuaient il y a peu, ou bien de saluer le fait qu’une grande cause nationale, celle de l’indépendance d’un État démocratique, ait eu enfin raison des clivages confessionnels et partisans. En toute hypothèse, il n’en reste pas moins que des partenaires de taille sont absents de ce nouveau consensus national : le parti chiite « modéré » Amal et, surtout, le Hezbollah, étroitement lié à la Syrie et doté de puissantes milices dont la résolution 1559 stipule qu’elles devront être désarmées et dissoutes. Ces deux formations sont restées largement silencieuses, ces jours derniers, à l’image des quartiers populeux de Beyrouth-Ouest.
Quand l’ancien président chrétien Amine Gemayel, soucieux d’élargir le périmètre du « mouvement », a lancé un appel aux douze députés chiites en déclarant que « l’opposition et le Hezbollah partagent les mêmes valeurs », il s’est vu sèchement renvoyer dans les cordes par leur porte-parole, Mohammed Afif : « Quelle que soit la nature des projets américains au Moyen-Orient, le Liban n’est pas en mesure de changer la géographie. Aussi longtemps qu’Israël sera de l’autre côté de la frontière, le Liban et la Syrie seront dans le même bunker. Et ils partageront le même destin. » L’unanimisme a donc ses limites.
Une fois de plus, on ne saurait évoquer la situation intérieure libanaise sans devoir tout d’abord prendre en compte les forces extérieures qui pèsent sur le pays.
D’un côté, les États-Unis, dopés par la tenue des dernières élections en Irak, qui jugent le moment venu de faire un pas supplémentaire vers le « remodelage » de la région ; Israël, qui a évacué le Sud-Liban en 2000 mais ne laissera passer aucune occasion d’accabler la Syrie et qui le prouve par la netteté de sa mise en cause après l’attentat du 25 février à Tel-Aviv ; et la France, dont le président, indigné par le meurtre de son ami Hariri, se rallie sans réserve aux conventions internationales.
De l’autre, une Syrie qu’on dit isolée et désemparée, mais qui pourrait retirer les quatorze mille militaires actuellement stationnés au Liban sans renoncer à y exercer son pouvoir. C’est la raison pour laquelle les protestataires libanais concentrent aujourd’hui leurs revendications sur l’épuration des services de renseignements militaires, toujours omniprésents. Sans cesser de vouloir, avec une foi intacte, abattre les montagnes…

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