Un vote contre l’occupant

George W. Bush et ses amis sont apparemment convaincus que les récentes élections préparent l’instauration d’une démocratie à l’américaine. Ils se bercent d’illusions.

Publié le 7 février 2005 Lecture : 6 minutes.

Le 9 janvier, les Palestiniens ont élu Mahmoud Abbas président de l’Assemblée palestinienne. Le 30 du même mois, les Irakiens sont allés aux urnes pour élire une Assemblée nationale. Ces deux scrutins ont été salués comme des avancées triomphales vers la démocratie dans le monde arabe. Une sorte d’illustration de la conception bushienne de la « marche vers la liberté »… Quelle réalité ces consultations recouvrent-elles ?
Dans les deux cas, les élections ont eu lieu sous occupation étrangère. Ce qui signifie qu’elles n’ont été ni totalement justes ni pleinement légitimes. En Irak, surtout, le nombre des bureaux de vote et des observateurs étrangers était notoirement insuffisant. Beaucoup d’électeurs ont eu peur d’être privés de leur ration alimentaire mensuelle s’ils ne votaient pas.
La vérité est que les Palestiniens et les Irakiens qui se sont résolus à déposer leur bulletin dans l’urne l’ont fait pour une raison essentielle : se débarrasser de l’occupant étranger. Les premiers veulent l’évacuation de leurs villes et de leurs villages occupés, et le démantèlement des centaines de postes de contrôle israéliens. Les seconds, la fin de l’occupation et le départ des forces américaines.
Pour les uns comme pour les autres, vivre au milieu des bombes est un enfer. Leurs villes ont été ravagées, leurs institutions détruites. La mort rôde dans les rues. Plus de quatre mille Palestiniens, dont beaucoup d’enfants, ont été tués au cours des quatre années de l’Intifada et les blessés ne se comptent plus. En Irak, les victimes civiles se chiffrent par dizaines de milliers. Certaines estimations vont jusqu’à cent mille. Tous veulent un gouvernement capable de rétablir l’ordre, de garantir la sécurité, d’assurer les services de base – eau courante ou électricité – et de s’atteler à la longue, difficile et coûteuse tâche de la reconstruction. Ils veulent trouver du travail et donner à manger à leur famille. Ils veulent envoyer leurs enfants en classe sans craindre qu’ils ne soient fauchés par une balle perdue dans leur cour d’école. Ils veulent aussi un gouvernement assez fort pour obtenir de la puissance occupante qu’elle relâche les prisonniers. On en compte une dizaine de milliers dans les prisons irakiennes sous contrôle américain.
Les deux peuples ont donc voté pour le retour à une vie normale, pour la fin des traumatismes de la guerre et de l’occupation, pour un règlement de la crise économique et sociale. Et nullement pour l’instauration d’une « démocratie » à l’américaine, qui, dans les épouvantables conditions de vie qui continuent d’être les leurs, n’a guère de sens.
Si une certaine normalité finit par être rétablie – ce qui suppose à tout le moins une période de calme relatif dans les territoires palestiniens et une pause dans l’insurrection irakienne -, des objectifs plus ambitieux seront alors envisageables, tels que l’indépendance, la souveraineté et l’unité nationale. Ces buts seront toutefois bien difficiles à atteindre dans la mesure où ils se heurteront inévitablement aux objectifs stratégiques des puissances occupantes.
Le Premier ministre israélien Ariel Sharon a clairement indiqué qu’il entendait limiter la coopération avec les Palestiniens aux questions de sécurité. Il se refuse à toute négociation politique sur le « statut final » des Territoires et ne veut pas entendre parler de problèmes tels que le tracé des frontières, les réfugiés, les colonies ou l’avenir de Jérusalem-Est. En fait, il n’a pas clairement renoncé à ses ambitions expansionnistes sur la Cisjordanie. Tout ce qu’il cherche à obtenir d’Abbas, c’est qu’il mette fin aux attentats palestiniens contre les Israéliens. En Irak, les États-Unis n’ont manifestement pas renoncé à aménager des bases, à garder la haute main sur le pétrole et la reconstruction, à mettre en place un gouvernement favorable à l’Amérique et à Israël. Bref, à faire de l’Irak un client de l’Amérique, en s’appuyant sur une présence militaire de longue durée.
Le problème est que si Israël et les États-Unis campent sur leurs positions, il est à peu près certain qu’on assistera à de nouveaux affrontements. Comment croire que l’insurrection irakienne puisse s’arrêter avant le départ des forces américaines ? Tout juste peut-on imaginer qu’elle perde de sa force dans l’hypothèse où les insurgés seraient contraints de se regrouper hors des concentrations urbaines. Dans les territoires palestiniens, seule la perspective d’un « horizon politique » mettra fin à l’Intifada.
Sharon est engagé dans un bras de fer avec le mouvement des colons, qui rejette son projet d’évacuation de quelque 1 500 familles juives de Gaza. C’est une première étape, certes essentielle, vers la paix, mais serait-elle franchie qu’on resterait encore loin du but : la création de deux États séparés. Pour qu’Israël et les Palestiniens retrouvent la paix et la sécurité dans le cadre d’un accord négocié, il faudra d’abord que la plus grande partie des 400 000 colons juifs de Cisjordanie et de Jérusalem-Est aient été rapatriés en Israël.
Si aucun gouvernement israélien ne se résout à affronter les colons – nombreux et bien armés – et ne les contraint à évacuer les territoires palestiniens, on verra tôt ou tard ressurgir une nouvelle résistance palestinienne violente. Les États-Unis portent dans cette affaire une lourde responsabilité, car ils ont laissé les colonies proliférer et s’étendre pendant des années, alors que la plupart des observateurs savent bien, et depuis longtemps, qu’elles sont le principal obstacle à la paix.
En Irak et dans les territoires palestiniens, l’une des premières tâches des dirigeants sera de retrouver une certaine unité nationale. Si Abbas veut convaincre les groupes extrémistes comme le Hamas de renoncer à la lutte armée, il doit les faire participer à son gouvernement. En Irak, la situation est plus compliquée, pour deux raisons.
D’abord, parce que les Kurdes, dans le Nord, aspirent à consolider leur autonomie et à mettre la main sur Kirkouk et son pétrole. Ils se heurteront nécessairement à l’opposition des Arabes irakiens, mais aussi de la Turquie, qui, déjà, menace d’intervenir. Ensuite, parce que les élections auront pour effet de légitimer le transfert du pouvoir de la minorité sunnite à une majorité chiite opprimée depuis toujours. Craignant d’être à leur tour marginalisés, sinon persécutés, les sunnites ont largement boycotté les élections et tenté d’en empêcher la tenue par la violence.
La première tâche de la nouvelle Assemblée nationale irakienne sera de constituer un gouvernement provisoire qui sera presque à coup sûr une coalition de trois groupes : la principale liste chiite (coalition de plusieurs formations importantes comme le Dawa et le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak), la liste du Premier ministre Iyad Allaoui, à prédominance laïque, et les Kurdes. Il lui faudra aussi nommer un président et deux vice-présidents. En coulisse, les querelles de personnes vont déjà bon train.
Au mois d’août, le gouvernement provisoire devra avoir achevé la rédaction de la nouvelle Constitution, qui sera soumise, en octobre, à un référendum. De nouvelles élections en vue de la formation d’un gouvernement permanent devront être organisées avant la fin de l’année. Si, d’une manière ou d’une autre, la minorité sunnite rebelle n’est pas associée au processus politique, elle cherchera inévitablement à le casser. Par tous les moyens, y compris la violence.
De même qu’Abbas doit s’efforcer de convaincre les groupes armés islamiques et laïcs que son approche « modérée » a une chance de réussir, le nouveau gouvernement irakien va devoir négocier avec les divers courants de la résistance irakienne, y compris le parti Baas, les factions islamistes et les cellules d’anciens officiers. Mais aucune discussion n’aboutira ni ne parviendra à rétablir l’ordre et la sécurité si elle ne prend pas en compte la perspective d’un retrait israélien et américain.

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