Sida, cobayes et polémique

Quatre cents prostituées recrutées comme cobayes ; une ONG financée par la fondation du magnat de l’informatique Bill Gates ; un médicament préventif contre le sida testé pour le compte d’un puissant laboratoire pharmaceutique américain ; des autorités qu

Publié le 7 février 2005 Lecture : 7 minutes.

Les images sont fortes, le commentaire un peu chargé et la musique mélodramatique, comme pour bien marquer la gravité du sujet : l’essai d’un traitement préventif contre le sida mené sur des prostituées à Douala depuis mai 2004 par l’ONG américaine Family Health International (FHI) aurait violé les règles éthiques de la recherche biomédicale. Sur France 2, ce 17 janvier, le reportage de « Complément d’enquête » sur ce test ne fait pas dans la nuance. Les promoteurs, FHI et les laboratoires Gilead y sont accusés d’avoir utilisé comme « cobayes » des prostituées, au mépris de leurs droits, et les autorités tancées d’avoir laissé faire. Le gouvernement camerounais a réagi, plaidant sa bonne foi. « Il n’y a pas de problème éthique », a affirmé le ministre de la Santé, Urbain Olanguena, au quotidien Cameroon Tribune. Pour lui, « il faut bien séparer les questions éthiques des questions humanitaires, il faut éviter l’amalgame. Au plan humanitaire, il est tout à fait normal que les personnes enrôlées dans l’étude soient totalement prises en charge, s’il s’avérait que pendant cette étude elles sont séroconverties. Et même si cela n’est pas une exigence éthique, le ministre de la Santé a donné à l’équipe de recherche et aux institutions qui appuient cette étude la prescription de prendre en charge ces personnes… »
Le propos est clair, qui précise qu’« il n’y a pas de relation de cause à effet entre l’étude et l’infection à VIH des volontaires ». Mais il n’a pas pour autant empêché la polémique d’enfler. Pas plus d’ailleurs qu’un communiqué ultérieur du même ministère indiquant qu’un « audit du projet est en cours aux fins de vérifier le strict respect des prescriptions contenues dans le protocole d’expérimentation ». Cet audit ayant constaté des « manquements et des dysfonctionnements » », Urbain Olanguena a décidé de suspendre l’essai. La suspension demeurera effective jusqu’à ce que « les engagements pris dans le protocole soient rigoureusement respectés ».
D’après FHI, l’essai consistait à administrer à des prostituées un comprimé de tenofovir (nom commercial Viread®) afin de vérifier « son éventuelle efficacité dans la prévention contre la contamination par le VIH ». Certes, mais les zones d’ombre ne manquaient pas.
Les faits remontent déjà à quelques mois. Une équipe de l’association Act-Up Paris qui séjourne au Cameroun fin avril 2004 est alertée par ses interlocuteurs locaux du Réseau études droit et sida (REDS), une ONG locale. Un point du protocole d’accord et de la fiche de consentement des candidates les inquiète : la prise en charge des prostituées contaminées au cours de l’essai n’est pas garantie.
Approchés, les responsables de Care and Health Program, correspondant local de FHI et pilote de l’essai, ne sont pas plus rassurants. Interrogé le 7 mai 2004, le professeur camerounais Anderson Sama Doh, coresponsable scientifique du projet, répond qu’en cas d’infection les patients seraient orientés vers les programmes publics de traitements existants et à leurs frais. Ce que confirment les documents publiés par le FHI.
Indignation des membres du REDS, qui profitent de leur participation à Solidays, le festival de solidarité avec les malades du sida, en juillet 2004, à Paris, pour chercher des relais d’action et obtenir une meilleure prise en compte des intérêts des candidates. La mobilisation des prostituées de Phnom Penh, qui s’opposent à la tenue d’un test identique dans leur pays, leur en donne l’occasion : le 11 août 2004, le Cambodge interdit l’essai du tenofovir. L’attention des médias est attirée sur un sujet jusque-là confiné aux cercles spécialisés. « Complément d’enquête », amplifié par Internet, relancera le débat sur une opération financée à 12 millions de dollars par des partenaires de premier ordre.
En tête, la fondation Bill et Melinda Gates, créée par le patron de Microsoft, qui a accordé en septembre 2002 à Family Health International 6,5 millions dollars. Le gouvernement américain en a apporté de son côté 5,5 millions. L’essai est alors présenté par FHI comme devant permettre de « savoir si le Viread® peut jouer pour le sida le même rôle que la pilule en matière de prévention de la grossesse ». L’ambition est grande. Ce rapprochement situe tout l’enjeu économique de l’opération.
En décembre 2002, trois pays africains et un asiatique sont sélectionnés pour accueillir pendant un an l’essai sur le Viread®. Le Cambodge fera machine arrière avant le début de l’opération. Restent aujourd’hui Douala, au Cameroun, Tema, au Ghana, deux villes portuaires, ainsi qu’Ibadan, au Nigeria, immense métropole de près de 5 millions d’habitants. Selon FHI, ces villes ont été retenues pour le taux relativement élevé d’infection au sein de leurs populations à risque, notamment chez les prostituées. À Douala, ce pourcentage atteint 40 %, et un rapport sexuel sur deux est, estime-t-on, non protégé. Le Cameroun représente pour les chercheurs un intérêt spécifique : il héberge, selon l’ANRS, l’Agence nationale française de recherches sur le sida, une grande variété des types et sous-types de virus du sida. Une expérimentation efficace dans ce pays offre ainsi de meilleures chances de réussite qu’ailleurs. « Notre ambition est de stopper la transmission du virus, alors, nous faisons l’essai là où il y a épidémie », explique Elisabeth Robinson, porte-parole de FHI.
L’opération commence par le recrutement de 400 prostituées dans chacune des agglomérations. Une moitié, tirée au sort, reçoit le médicament. On remet à l’autre moitié, tout au long de l’étude, un placebo, c’est-à-dire un comprimé inactif. Chaque mois, les candidates sont soumises à un contrôle afin de mesurer le taux de contamination par groupe.
À Douala, Alexis Boupda, le directeur de Care and Health Program, dispose d’un budget de 800 000 dollars pour mener l’opération. Un comprimé de Viread® par jour et, une fois par mois, un rendez-vous avec les médecins au cours duquel les filles ont droit à des bilans gynécologiques, entre autres examens, et à un paquet de… 48 préservatifs masculins. Un suivi médical gratuit qui a convaincu nombre d’entre elles : ces prestations sont généralement au-dessus de leurs moyens. Selon une des prostituées citées, une visite médicale complète coûterait 30 000 F CFA.
Qu’ont-elles compris de la portée du test auquel elles sont soumises ? Comme dans tout essai clinique de cette nature, le protocole d’accord qu’elles signent est supposé décrire les modalités de l’étude et donner toutes les informations connues, au jour de l’étude, sur le médicament administré. L’objectif est que leur consentement soit « éclairé », et les risques encourus bien expliqués. Ont-elles su qu’elles ne bénéficieraient d’aucune prise en charge en cas d’infection au cours de l’étude ? Se sont-elles crues suffisamment protégées contre l’infection à VIH ? Dans les images filmées par France 2 en caméra cachée et dont Jeune Afrique/l’intelligent a pu obtenir copie, Alexis Boupda ne fait pas mystère de la « naïveté de ces filles qui ne comprennent rien à rien ».
Autre acteur de premier plan, l’organisme chargé au Cameroun de vérifier la conformité du protocole : le Comité national d’éthique présidé par le professeur Lazare Kaptué, pionnier de la lutte contre le sida dans ce pays. Les risques que présenterait l’opération semblent avoir échappé à la vigilance de son institution, dont c’était la première saisine pour ce type d’essai, comme à celle du ministère de la Santé qui en a autorisé la tenue en janvier 2003. Malgré cette défaillance, force est de reconnaître qu’en matière de prévention et de lutte contre l’épidémie de réels efforts ont été accomplis, notamment au cours de ces trois dernières années, par l’action du Comité national de lutte contre le sida (CNLS) sur le terrain.
Au moment de l’autorisation accordée à FHI et à son opérateur local Care and Health Program, le Cameroun ne disposait d’aucun cadre légal pour organiser de telles études sur son territoire. Le Pr Kaptué est le premier à reconnaître que « sans subvention ni locaux, [son] comité basé à Yaoundé ne peut qu’observer avec impuissance les tests se multiplier sur le territoire ». Au ministère de la Santé, impossible, à ce jour, d’obtenir la liste complète des essais thérapeutiques déjà menés ou en cours. Tout au plus admet-on officieusement avoir recensé « 290 travaux de recherche ». Selon un chercheur membre du Comité d’éthique, 60 % de ces tests sont « pirates » et se déroulent ainsi sans aucun contrôle, sur de véritables « cobayes humains », heureux de recevoir quelques tablettes d’aspirine en contrepartie.
Pour tenter de remettre un peu d’ordre, une division consacrée à la recherche opérationnelle fonctionne depuis un an. Le Dr Pierre Ongolo, en charge du dossier, n’hésite pas à préconiser qu’il soit imposé aux laboratoires qui mènent leurs essais de médicaments au Cameroun une clause exigeant que, en cas de réussite, le pays bénéficie de tarifs préférentiels. De même, il propose que les laboratoires souscrivent une assurance en faveur des candidats aux essais. Sera-t-il suivi ? Un projet de loi est en préparation.
Le 25 janvier, soit une semaine après la diffusion du reportage de France 2, le gouvernement camerounais a signé avec l’ANRS un accord en vue de la création d’un « site ANRS » à Yaoundé. Avec l’ambition de renforcer la collaboration des équipes de recherche camerounaises et françaises dans le domaine du VIH/sida. Déjà présente en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Burkina Faso, la structure améliore ainsi son implantation africaine. En tout cas, pour une partie de l’opinion camerounaise, il est clair que la suspicion demeure, nourrie par le contexte de concurrence scientifique et économique qui oppose les équipes américaines et européennes, dans la recherche d’un vaccin thérapeutique et, surtout, préventif contre le sida.

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